Retour à la note consacrée à L’adieu au voyage de Vincent Debaene

Vous qui arrivez sur cette page, je vous offre un extrait de l’admirable prose de Jean-Henri Fabre. J’ai choisi un extrait de la cinquième série des Souvenirs entomologiques, là où il est question de la mante religieuse, et plus spécialement de ses amours (1). L’extrait succède à un chapitre intitulé “La Mante. La chasse”, où est décrite la manière dont la mante se nourrit.

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XIX

LA MANTE. LES AMOURS


Le peu que nous venons d’apprendre sur les mœurs de la Mante ne concorde guère avec ce que pouvait faire supposer l’appellation populaire. D’après le terme de
Prègo-Diéu, on s’attendait à un insecte placide, dévotement recueilli, et l’on se trouve en présence d’un cannibale, d’un féroce spectre mâchant la cervelle de sa capture démoralisée par la terreur. Et ce n’est pas encore là le côté le plus tragique. Dans ses relations entre pareilles, la Mante nous réserve des mœurs comme on n’en trouverait pas d’aussi atroces même chez les Araignées, malfamées à cet égard.
Pour réduire le nombre de cloches encombrant ma grande table, pour me faire un peu de large tout en conservant ménagerie suffisante, j’installe dans la même volière plusieurs femelles, parfois jusqu’à la douzaine. Comme espace, le commun logis est convenable. Il y a place de reste pour les évolutions des captives, qui d’ailleurs, lourdes de ventre, n’aiment guère le mouvement. Accrochées au treillis du dôme, elles digèrent, immobiles, ou bien attendent le passage d’une proie. Ainsi font-elles en liberté parmi les broussailles.
La cohabitation a ses dangers. Je sais que lorsque le foin manque au râtelier, les ânes se battent, eux les pacifiques. Mes pensionnaires, moins accommodantes, pourraient bien, en un moment de disette, s’aigrir le caractère et batailler entre elles. J’y veille en tenant les volières bien approvisionnées de Criquets, renouvelés deux fois par jour. Si la guerre civile éclate, ne pourra s’invoquer l’excuse de la famine.
D’abord les choses ne vont pas mal. La population vit en paix, chaque Mante happant et grugeant ce qui passe à sa portée, sans chercher noise aux voisines. Mais cette période de concorde est de courte durée. Les ventres se gonflent, les ovaires mûrissent leurs chapelets d’œufs, le moment des noces et de la ponte approche. Alors éclate une sorte de rage jalouse, bien que soit absent tout mâle à qui pourraient s’imputer des rivalités féminines. Le travail des ovaires pervertit le troupeau, lui inspire la frénésie de s’entre-dévorer. Il y a des menaces, des prises de corps, des festins de cannibales. Alors reparaissent la pose de spectre, le souffle des ailes, le geste terrible des grappins étendus et levés en l’air. En face du Criquet cendre ou du Dectique à front blanc, les démonstrations hostiles ne seraient pas plus menaçantes.
Sans motif que je puisse soupçonner, deux voisines brusquement se dressent dans leur attitude de guerre. Elles tournent la tête de droite et de gauche, se provoquent, s’insultent du regard. Le puf ! puf ! des ailes frôlées par l’abdomen sonne la charge. Si le duel doit se borner à la première égratignure, sans autre suite plus grave, les pattes ravisseuses, maintenues ployées, s’ouvrent ainsi que les feuilles d’un livre, se rejettent de côté et encadrent le long corselet. Pose superbe, moins terrible que celle d’un combat à mort.
Puis l’un des grappins, d’une soudaine détente, s’allonge, harponne la rivale ; avec la même brusquerie, il se retire et se remet en garde. L’adversaire riposte. Deux chats se gifflant rappellent un peu cette escrime. Au premier sang sur la molle bedaine, ou même sans la moindre blessure, l’une s’avoue vaincue et se retire. L’autre replie son étendard de bataille et va méditer ailleurs la capture d’un Criquet, tranquille en apparence mais toujours prête à recommencer la querelle.
Le dénouement tourne bien des fois de façon plus tragique. Alors est prise dans sa plénitude la pose des duels sans merci. Les pattes ravisseuses se déploient et se dressent en l’air. Malheur à la vaincue ! L’autre la saisit entre ses étaux, et se met sur l’heure à la manger, en commençant par la nuque, bien entendu. L’odieuse bombance se fait aussi paisiblement que s’il s’agissait de croquer une Sauterelle. L’attablée savoure sa sœur ainsi qu’un mets licite ; et l’entourage ne proteste pas, désireux d’en faire autant à la première occasion.
Ah ! les féroces bêtes ! On dit que les loups ne se mangent pas entre eux. La Mante n’a pas ce scrupule ; elle fait régal de sa pareille quand abonde autour d’elle son gibier favori, le Criquet. Elle a l’équivalent de l’anthropologie, cet épouvantable travers de l’homme.
Ces aberrations, ces envies de bête en gésine peuvent atteindre un degré plus révoltant encore. Assistons à la pariade, et, pour éviter les désordres d’une société nombreuse, isolons les couples sous des cloches différentes. À chaque paire son domicile, où nul ne viendra troubler les noces. N’oublions pas les vivres, maintenus abondants, afin que n’intervienne pas l’excuse de la faim.
Nous sommes vers la fin d’août. Le mâle, fluet amoureux, juge le moment propice. Il lance des œillades vers sa puissante compagne ; il tourne la tête de son côté, il fléchit le col, il redresse la poitrine. Sa petite frimousse pointue est presque visage passionné. En cette posture, immobile, longtemps il contemple la désirée. Celle-ci ne bouge pas, comme indifférente. L’amoureux cependant a saisi un signe d’acquiescement, signe dont je n’ai pas le secret. Il se rapproche ; soudain il étale les ailes, qui frémissent d’un tremblement convulsif. C’est là sa déclaration. Il s’élance, chétif, sur le dos de la corpulente ; il se cramponne de son mieux, se stabilise. En général, les préludes sont longs. Enfin l’accouplement se fait, de longue durée lui aussi, cinq à six heures parfois.
Rien qui mérite attention entre les deux conjoints immobiles. Enfin ils se séparent, mais pour se rejoindre bientôt de façon plus intime. Si le pauvret est aimé de la belle comme vivificateur des ovaires, il est aimé aussi comme gibier de haut goût. Dans la journée, en effet, le lendemain, au plus tard, il est saisi par sa compagne, qui lui ronge d’abord la nuque, suivant les us et coutumes, et puis méthodiquement, à petites bouchées, le consomme, ne laissant que les ailes. Ce n’est plus ici jalousie de sérail entre pareilles, mais bien fringale dépravée.
La curiosité m’est venue de savoir comment serait reçu un second mâle par la femelle qui vient d’être fécondée. Le résultat de mon enquête est scandaleux. La Mante, dans bien des cas, n’est jamais assouvie d’embrassements et de festins conjugaux. Après un repos de durée variable, la ponte déjà faite ou non, un second mâle s’accepte, puis se dévore comme le premier. Un troisième lui succède, remplit son office et disparaît mangé. Un quatrième a semblable sort. Dans l’intervalle de deux semaines, je vois ainsi la même Mante user jusqu’à sept mâles. À tous, elle livre ses flancs, à tous elle fait payer de la vie l’ivresse nuptiale.
De telles orgies sont fréquentes, à des degrés divers, tout en souffrant des exceptions. Dans les journées très chaudes, à forte tension électrique, elles sont presque la règle générale. En des temps pareils, les Mantes ont leurs nerfs. Sous les cloches à population multiple, les femelles mieux que jamais s’entre-dévorent ; sous les cloches à couples séparés, mieux que jamais les mâles sont traités en vulgaire proie après accouplement.
Comme excuse de ces atrocités conjugales, je voudrais pouvoir me dire : en liberté, la Mante ne se comporte pas de la sorte ; le mâle, sa fonction remplie, a le temps de se garer, d’aller plus loin, de fuir la terrible commère, puisque, dans mes volières, un répit lui est donné, parfois jusqu’au lendemain. Ce qui se passe réellement sur les broussailles, je l’ignore, le hasard, pauvre ressource, ne m’ayant jamais renseigné sur les amours de la Mante en liberté. Il faut que je m’en rapporte aux événements des volières, où les captives bien ensoleillées, grassement nourries, amplement logées, ne semblent en aucune façon atteintes de nostalgie. Ce qu’elles font là, elles doivent le faire dans les conditions normales.
Eh bien, ces événements rejettent l’excuse du délai donné aux mâles pour s’éloigner. Je surprends, isolé, l’horrible couple que voici. Le mâle, recueilli dans ses vitales fonctions, tient la femelle étroitement enlacée. Mais le malheureux n’a pas de tête ; il n’a pas de col ; presque pas de corsage. L’autre, le museau retourné sur l’épaule, continue de ronger, fort paisible, les restes du doux amant. Et ce tronçon masculin, solidement cramponné, continue sa besogne !
L’amour est plus fort que la mort, a-t-on dit. Pris à la lettre, jamais l’aphorisme n’a reçu confirmation plus éclatante. Un décapité, un amputé jusqu’au milieu de la poitrine, un cadavre persiste à vouloir donner la vie. Il ne lâchera prise que lorsque sera entamé le ventre, siège des organes procréateurs.
Manger l’amoureux, après mariage consommé, faire repas du nain épuisé, désormais bon à rien, cela se comprend, dans une certaine mesure, chez l’insecte peu scrupuleux en matière de sentiment ; mais le croquer pendant l’acte, cela dépasse tout ce qu’oserait rêver une atroce imagination. Je l’ai vu, de mes yeux vu, et ne suis pas encore remis de ma surprise.
Pouvait-il fuir et se garer, celui-là, surpris en sa besogne ? Non certes. Concluons : les amours de la Mante sont tragiques, tout autant, peut-être même plus que celles de l’Araignée. L’espace restreint des volières favorise, je n’en disconviens, le massacre des mâles, mais la cause de ces tueries est ailleurs.
Peut-être est-ce une réminiscence des temps géologiques, lorsque, à l’époque houillère, l’insecte s’ébauchait en des ruts monstrueux. Les Orthoptères, dont les Mantes font partie, sont les premiers-nés du monde entomologique. Grossiers, incomplets en transformation, ils vaguaient parmi les fougères arborescentes, déjà florissants lorsque n’existait encore aucun des insectes à délicates métamorphoses, Papillons, Scarabées, Mouches, Abeilles. Les mœurs n’étaient pas douces en ces temps de fougue pressée de détruire afin de produire ; et les Mantes, faible souvenir des antiques spectres, pourraient bien continuer les amours d’autrefois.
La consommation des mâles comme gibier est en usage chez d’autres membres de la famille mantienne. Volontiers, je l’admettrais générale. La petite Mante décolorée, si mignonne, si paisible sous mes cloches, ne cherchant jamais noise à ses voisines malgré population nombreuse, happe son mâle et s’en repaît aussi férocement que le fait la Mante religieuse. Je me lasse en courses pour procurer à mon gynécée le complément indispensable. À peine ma trouvaille, bien ailée, bien alerte, est-elle introduite, qu’elle est le plus souvent griffée et dévorée par l’une de celles qui n’ont plus besoin de son concours. Une fois les ovaires satisfaits, les deux Mantes ont le mâle en horreur, ou plutôt ne voient en lui qu’une exquise pièce de venaison.
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(1) Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques. Études sur l’instinct et les mœurs des insectes I Première à cinquième série, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, pp. 1103-1106.

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