vendredi 2 octobre 2015

Note de lecture : Yasmina Khadra

La dernière nuit du Raïs
de Yasmina Khadra


Que se passe-t-il dans la tête d’un tyran ?

Dans Caligula, Camus avait proposé un tyran dont la cruauté et la perversion servaient en quelque sorte de gage à sa propre liberté. Dans Richard III, Shakespeare nous dépeignait plutôt quelqu’un qui décida d’être méchant par jalousie et par ambition. Dans Le prince, Machiavel tentait d’analyser la logique nécessairement cynique de celui qui veut conserver le pouvoir. Mais tout cela ne tranche pas la question de savoir si le tyran est lui-même dupe de ses prétendus desseins. Peut-être y a-t-il autant de réponses à cette question qu’il y a et qu’il y a eu de tyrans. Allez savoir !

Dans La dernière nuit du Raïs (1), Yasmina Khadra nous fait revivre les dernières heures de Mouammar Kadhafi. Et le narrateur, c’est Kadhafi. Ce qui nous vaut un portrait de ce tyran, alors qu’il entrevoit sa chute.

On ne s’étonnera pas que le doute l’habite bien peu. Ni que ceux qui lui en distillent quelques ferments n’excitent que sa fureur. Toute horreur commise est assumée, parce que nécessaire. Nécessaire à quoi ? Au bien de la Lybie et de son peuple, à ce point transformés en abstractions que la définition du bien prodigué n’a plus lieu d’être tentée. Pourtant, il y a le capitaine Jaroud. Lui, dans son désespoir, in extremis jugé infidèle et alors qu’il n’espère plus aucune clémence du Raïs, trouve le mot qui précipitera sa fin, le mot aussi qui blesse enfin l’insensible dictateur :
« Le traître tente de résister aux bras qui le ceinturent, se contorsionne, se débat, la figure décomposée. On le traîne sans ménagements vers la cour. Je l’entends me supplier en pleurant. Ses lamentations se prolongent dans des cris d’épouvante au fur et à mesure qu’on l’enfonce dans la nuit puis, après avoir épuisé tous les recours, il se met à blasphémer :
- Tu n’es qu’un cinglé, Mouammar, un fou à lier sanguinaire. Maudits soient le ventre qui t’a porté et le jour qui t’a vu naître… Tu n’es qu’un bâtard, Mouammar, un bâtard…
Quelqu’un a dû l’assommer car il s’est tu d’un coup.
Dans le silence qui s’ensuit, le mot
bâtard continue de résonner sous mes tempes dans une multitude d’échos déchirants, si monstrueux que la Voix cosmique, qui savait si bien me raconter dans mes solitudes, s’est recroquevillée sur elle-même tel un escargot effarouché. » (p. 109)

C’est avec cette accusation de bâtardise qu’est renoué le fil avec l’enfance de Kadhafi et avec les tourments qui l’auraient conduit à défier continûment les puissants pour devenir leur égal. Pour devenir soi et rien que soi, faut-il se préoccuper de sa naissance ?
« Sommes-nous tous les enfants de nos pères ? Issa le Christ était-il le fils de Dieu, ou le fruit d’un viol passé sous silence, ou bien la conséquence d’un flirt imprudent ? Quelle importance ? Issa a su faire de sa jeune vie une infinitude, de son chemin de croix une voie lactée et de son nom le code d’accès au paradis. Ce qui compte, c’est ce que nous sommes capables de laisser derrière nous. Combien de conquérants fabuleux ont engendrés des rois fainéants ? Combien de civilisations ont disparu une fois confiées à des héritiers de basse envergure ? Combien d’esclaves ferrés ont brisé leurs chaînes pour bâtir des empires pharaoniques ? Je n’avais nul besoin de savoir qui était mon père ni de chercher la tombe d’un illustre inconnu. J’étais Mouammar Kadhafi. Pour moi, le big bang a eu lieu le matin où j’avais pris d’assaut la radio de Benghazi pour annoncer à un peuple endormi que j’étais son sauveur et sa rédemption. Bâtard ou orphelin, je m’étais substitué au destin d’une nation en devenant sa légitimité, son identité. Pour avoir donné naissance à une nouvelle réalité, je n’avais plus rien à envier aux dieux des mythologies ni aux héros de l’Histoire.
J’étais digne de n’être que moi.
 » (pp. 126-127)

La question des origines de l’ambition démesurée qui meut les candidats à la tyrannie est-elle la plus importante ? Ou faut-il plutôt se demander, comme le fit La Boétie (2) voici près de cinq siècles, pourquoi la multitude - en principe immaîtrisable - plie l’échine face au maître ? Ou encore par quelle malice des choses la durée de la tyrannie raffermit conjointement l’autocratie du tyran et la stabilité du monde social ? C’est cette dernière question que les conséquences confuses de ce qu’on appela le printemps arabe mettent en avant aujourd’hui. Le prix de l’arbitraire du tyran - le prix en vies, en tortures, en injustices, en pauvreté perpétuée, en famines provoquées -, ce prix dépasse-t-il celui du désordre qui succède souvent au pouvoir renversé ? La première vertu des régimes démocratiques - peut-être la seule - serait-elle de limiter la durée des pouvoirs et d’assurer une succession rarement chaotique aux dominants politiques ?

Le livre de Yasmina Khadra est plutôt réussi, si ce qu’il tenta est de conférer l’épaisseur du vécu à un de ces événements importants dont nous ne connaissons habituellement que le compendium diffusé par les médias. Les circonstances exactes de la mort de Kadhafi restent d’ailleurs ignorées et donnent lieu encore aujourd’hui à des rumeurs diverses, le plus souvent fantaisistes. Voilà qui justifie pleinement la forme romanesque. L’écriture la justifie tout autant. Il y a juste à regretter quelques formules abstruses qui, de temps à autre, trahissent malencontreusement la volonté d’afficher un talent parfaitement visible sans cela. Un seul exemple :
« Le code était simple : je posais la main sur l’épaule de ma proie, mes agents me la ramenaient le soir sur un plateau enrubanné, et mon lit effeuillait ses draps soyeux pour que l’ivresse de la chair exulte. » (p. 57) Un lit qui effeuille, une ivresse qui exulte, était-ce bien nécessaire ?

(1) Yasmina Khadra, La dernière nuit du Raïs, Julliard, 2015.
(2) Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire [rédigé en 1549], Éditions Payot, 1976.

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