mercredi 4 février 2015

Note d’opinion : les faits et les valeurs

À propos des faits et des valeurs

Ce 31 janvier 2015, Lucien François était l’invité de l’émission Noms de Dieux de la RTBF (1). Dans la deuxième moitié des années 60, j’avais eu le privilège de suivre son enseignement à l’Université de Liège, alors qu’il n’était encore que l’assistant du professeur Paul Horion (dont il se distinguait assez radicalement, déjà). Et les valeurs qu’il m’a alors inculquées - notamment la valeur des faits - ont pesé sur ma propre évolution intellectuelle. C’est dire si j’ai volontiers écouté ce qu’il pouvait dire dans une émission télévisée qui a le mérite de n’accueillir qu’un seul invité, un mérite un peu terni par une structuration rituelle de l’échange assez grandiloquente et, conséquemment, légèrement ridicule. Lucien François s’est plié de bonne grâce à l’exercice, malgré que l’intervieweur - Edmond Blattchen - ait exagérément mimé la naïveté et l’incompréhension, ce qui a nui à l’approfondissement des questions évoquées.

Je me suis trouvé en plein accord avec les idées que Lucien François a exposées lors de cette émission, à une nuance près. Une nuance qui n’est pas sans importance, car elle conditionne l’adhésion qu’il est possible d’accorder à la thèse défendue dans Le cap des tempêtes (2).

De quelle nuance s’agit-il ?

Il faut repartir d’une formule que Lucien François a qualifiée d’excellente et qu’il a énoncée de mémoire comme suit : « De quelque pays ou de quelque groupe que vous soyez, vous ne devez croire que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d’un autre pays ou d’un autre groupe. » Et voici la phrase, telle qu’on la trouve dans La logique de Port Royal : « De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d’un autre pays, d’un autre ordre, d’une autre profession. » (3) Si Lucien François ne s’est pas souvenu des mots « que ce qui est vrai », c’est que pour lui cela allait sans doute de soi. Car il semble évident que les croyances dont il est question dans cette formule sont celles relatives à ce pour quoi nous disposons de suffisamment de preuves pour les juger vraies. Mais il faut pourtant admettre que ce que Arnauld et Nicole avaient en tête, ce sont des croyances diverses, dont plus d’une ne relèvent pas de simples faits, mais bien de jugements de valeur auxquelles ils adhéraient. Il faudra d’ailleurs attendre Hume pour que soit explicitement précisé que jamais un “doit” ne peut être déduit d’un “est” (4).

Cela signifie que la portée de la formule - qui veut épingler une des multiples erreurs de raisonnement qui éloignent de la vérité - avait aussi une portée morale. Non seulement parce qu’il est juste que la vérité triomphe, mais aussi parce que certaines “vérités” ont une valeur telle qu’il serait déraisonnable de les contester. D’une certaine manière, la formule augure l’impératif catégorique kantien (qui lui s’adresse exclusivement à la morale) : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » (5)

Or, ayant rappelé cette formule - dont il nous dit qu’elle « doit être la prière du soir et du matin » - Lucien François ajoute : « Dites ça à ceux qui s’empoignent en ce moment… », comme si les maux qu’engendrent les conflits trouvaient leur source dans l’incapacité des adversaires à s’en tenir aux faits, ou plus exactement comme si les conflits - non contents d’engendrer des maux - avaient en outre la fâcheuse conséquence de distraire les belligérants des faits. Et alors qu’il lui est suggéré d’évoquer la querelle politique qui oppose en Belgique néerlandophones et francophones, il précise : « Il faut leur demander, non leurs jugements de valeurs, mais leurs jugements de faits : racontez-nous l’histoire de votre querelle. Et vous verrez qu’ils n’ont pas la même histoire de leur querelle. Là, ils dérogent à cette règle d’or. Ils devraient au moins être d’accord sur l’exposé des faits ; au minimum, quitte à porter sur ces faits des jugements de valeurs différents. Et ce n’est pas le cas. C’est là le vice majeur de la pensée. »

Je ne voudrais pas laisser croire que je ne mesure pas l’importance qu’il y a à distinguer autant que possible les jugements de valeurs des jugements de faits. C’est d’ailleurs à Lucien François - je me plais à le répéter - que je dois cette vigilance qui m’a sans doute évité bien des méprises et des confusions. Mais, si cet effort de distinction doit être réclamé de tous, encore faut-il - me semble-t-il - être attentif aux circonstances dans lesquelles il convient d’en faire usage. L’activité humaine ne se borne pas à démêler le vrai du faux. Et, à cet égard, il convient de remarquer que les exemples dont Lucien François a parlé pour illustrer les manquements à ce qu’il appelle « la règle d’or » relèvent de l’activité politique. Est-il raisonnable, est-il opportun même de déplorer que, lors de tensions politiques, les adversaires négligent de distinguer faits et valeurs ? La politique est dominée par les jugements de valeurs, par la séduction, l’engouement et l’enrôlement que ce type de jugement peut favoriser. Et rêver qu’il puisse en être autrement revient à méconnaître la nature du politique. Ce serait en outre pousser à succomber à l’argument de l’exactitude, de la vérité et de l’impartialité dont bien des politiques usent mensongèrement. Regretter que les adversaires politiques ne commencent pas par se mettre d’accord sur l’exposé des faits et prétendre qu’en l’occurrence c’est là « le vice majeur de la pensée » n’est pas simplement naïf ; c’est se condamner à ne pas comprendre ce qui caractérise le discours politique et, en évoquant son possible rapport à la vérité, c’est en quelque sorte en masquer davantage les aspects controuvés.

Il revient à Lucien François de dire comment il conçoit exactement la distinction entre jugements de valeurs et jugements de faits. Qu’il me soit néanmoins permis d’indiquer que je le soupçonne d’une conception au caractère très absolu, ce qui représente peut-être l’élément qui m’en sépare. Car, sans même m’engager dans la discussion philosophique à laquelle elle a donné lieu depuis plus d’un siècle (6), je pense que l’usage le plus rationnel de cette distinction consiste à admettre que la véritable difficulté à laquelle elle est confrontée n’est pas d’accepter sa pertinence (7), mais bien de discriminer au cas par cas ce qui relève du fait et ce qui relève de l’appréciation subjective, les deux étant souvent à ce point entremêlés que les désembrouiller relève de la gageure. Lorsque Lucien François regrette que l’histoire de la querelle ne soit pas unifiée par un simple constat de faits, il semble oublier que toute histoire est construite sur un choix de faits qui n’a rien d’objectif et que, les faits s’éclairant l’un l’autre, il est strictement impossible d’espérer isoler de toute interprétation un socle solide d’événements que tous devraient accepter. On ne fait pas de l’histoire comme on fait de la physique ; l’interprétation y précède le plus souvent le constat. A fortiori si l’histoire est racontée par des politiques.

Mais, me dira-t-on, quel est le rapport avec Le cap des tempêtes ?

Dans ce qui est appelé un bonus placé sur le site Internet de l’émission Noms de Dieux (8) et qui a été enregistré avant l’émission proprement dite, il est annoncé que celle-ci portera principalement sur Le cap des tempêtes, ce qui n’a pas été vraiment le cas. Sauf à considérer que la distinction fait/valeur est également l’assise principale du livre. Car dans ce bonus, c’est encore par cette distinction que Lucien François répond à l’affirmation que lui oppose son intervieweur : « Le droit, c’est la justice ! » Il convient, explique-t-il, d’envisager deux manières d’aborder le droit, soit « en tenant compte de ses propres jugements de valeurs », soit en s’efforçant « de l’analyser comme un fait en faisant abstraction de ses jugements de valeurs ». À cette fin, il faudrait donc examiner de nombreux exemples de situations (comme celle suggérée par Blattchen d’un père qui enjoint à son enfant de réussir ses examens, sous peine de ne pas partir en vacances) en vue d’appréhender ce qu’il y a de commun entre « ce qu’on appelle droit et cette figure particulière ». Là résiderait le “jurème”, « plus petit élément typique que contient le droit », un élément dont on découvrirait l’existence dès lors que l’on part de cette idée que, « dans le droit, il y a une exigence, assortie d’une éventuelle sanction »

Je m’en voudrais d’enfermer Lucien François dans les quelques mots qu’il lui a été possible de prononcer sur le sujet face à Edmond Blattchen. Il y a son livre et il y a aussi ce qu’il m’en a dit occasionnellement, qui apportent sur la thèse des commentaires et des nuances très importantes. Reste que, de la même manière que l’histoire ne peut pas être assimilée à un constat de faits, le droit peut difficilement - me semble-t-il - être ramené à « une exigence, assortie d’une éventuelle sanction ». Car cette définition est à ce point dépouillée qu’elle aboutit à caractériser des faits que plus personne ne pourrait reconnaître comme empreints de droit ; ce qui ne serait pas un mal s’il s’agissait d’isoler un virus jusqu’ici inconnu, mais qui pose problème dès lors qu’il s’agit de désigner une institution sociale qui n’a d’autre existence que celle que lui reconnaissent ceux sur qui elle influe.

Il est vrai que le droit et ses théories explicatives ont très souvent fait la part belle à une vision subjective, généralement bien faite pour asseoir le pouvoir de ses auteurs. C’est ce que Lucien François a appelé le “nimbe”. Mais cette vision subjective est tout autant confirmée par beaucoup de ceux qui subissent le droit, en ce qu’ils participent d’une croyance qui les amène - même lorsqu’ils contestent le contenu d’une norme - à ne pas lui contester sa qualité de norme. Je suis porté à croire que le droit est avant tout une valeur qu’il est assez vain de vouloir objectiver (ce qui ne rend pas du tout inutile l’objectivation des pratiques qu’il suscite). Et j’ai déjà eu l’occasion de dire à Lucien François combien sa démarche me faisait penser à celle de Marx, lequel a vainement tenté - dans le livre premier du Capital - d’objectiver la valeur d’un bien.

La valeur de la marchandise que le prix exprime ou devrait exprimer a fait, bien des siècles avant Marx, l’objet de controverses sans fin. La question – à la fois impérieuse et indécidable – a conduit à des affirmations aussi paradoxales que celles de Thomas d’Aquin définissant dans sa Somme théologique le juste prix (ni trop cher, ni trop bon marché). Marx pense sortir de l’ambiguïté en théorisant la valeur-travail. Son raisonnement est très long et très argumenté, plein d’enseignements à bien des égards d’ailleurs, et il aboutit à cette valeur-travail parce que « dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête. » (9)

Le but est clair : objectiver la valeur. Or, s’il me paraît possible d’objectiver le rapport à la valeur, et même d’objectiver l’objectivation du rapport à la valeur (pour reprendre la célèbre préoccupation que Bourdieu développe dans Le sens pratique), il est assez vain, je crois, de prétendre trouver un fondement de fait à un type particulier de jugement de valeur, ou pour le dire autrement, de définir comme obéissant à un mécanisme objectif une pratique sociale principalement fondée sur des représentations. Ce qui me pousse à penser que, même si la plus-value était supprimée, le prix des marchandises n’en serait pas pour autant l’expression du travail qui y est accumulé.

Voilà qui m’incline à croire que le droit est toujours compris comme un champ où circulent des représentations (fussent-elles fausses) et que la notion de droit perd peut-être toute pertinence dès lors que ces représentations n’en seraient qu’un complément facultatif. Je me demande si, en passant de l’illusion que le droit coïncide avec la vision la plus irénique que certains s’en font à la définition du même droit ramenée à la réalité cynique de l’usage qui en est fait, on ne doit pas faire son deuil de deux choses : d’abord de la notion même de droit, laquelle appelle l’illusion dont cette définition la dépouille ; ensuite de la possibilité de comprendre l’effet social de ce rapport illusoire au droit, rapport qui pèse certainement davantage sur les comportements que ne pourrait le faire la conscience du rôle joué par la force et par l’arbitraire. Un monde social qui admettrait le jurème comme la bonne définition du droit ne serait-il pas un monde sans droit, et pas seulement un monde sans justice ?

Le droit a longtemps été considéré comme l’institution de laquelle il est espéré que règne un minimum de justice, valeur entre toutes s’il en est. C’était la position des jusnaturalistes, mais pas seulement la leur. Si cette attitude - lorsqu’elle se veut explicative du droit - mérite d’être dénoncée en raison de sa non conformité aux faits, il n’en est pas pour autant acquis que la vérité du droit réside dans les faits. Il doit en effet bien davantage à la façon dont tout un chacun se le représente qu’à des comportements qu’une sorte de behaviorisme adapté à l’objet permettrait d’identifier.

Lucien François a beaucoup apporté à beaucoup. Je regrette un peu qu’on ne parle plus de lui que comme l’auteur du Cap des tempêtes, car je pense - mais peut-être me trompé-je - que ce livre enferme des idées pleines de lucidité dans un jusqu’au-boutisme qui les dénature.

(1) L’émission peut être visionnée ici.
(2) Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant, Bruxelles, 2012.
(3) Arnauld et Nicole, Logique de Port Royal, Hachette, 1834, p. 238.
(4) Cf. David Hume, L’entendement. Traité de la nature humaine : Livre 1 et appendice [1739], trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Flammarion, 1999.
(5) Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site internet www.uqac.uquebec.ca), p. 20.
(6) Cf. par exemple à propos des limites de cette distinction : Hilary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme - et autres essais [2002], trad. de Marjorie Caveribière et Jean-Pierre Cometti, Éd. de l’éclat, 2004.
(7) La distinction appartient à cette méfiance méthodologique qu’il convient d’adopter à l’égard de notre propre pensée lorsque nous la vouons à démêler le vrai du faux. Arnauld et Nicole l’avait déjà esquissée comme suit : « Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu’à une autre, on trouvera que ce n’est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d’amour-propre, d’intérêt ou de passion. C’est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c’est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses, non par ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu’elles sont à notre égard ; et la vérité et l’utilité ne sont pour nous qu’une même chose. » (Op. cit., p. 237)
(8) Le bonus peut être visionné ici.
(9) Karl Marx, Le capital I, Éd. sociales, 1950, p. 87.


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« Que pense l’équipage ? » de Marc Jacquemain in Le droit sans la justice.
Préface au Cap des tempêtes
Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs

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