dimanche 18 janvier 2015

Note d’opinion : les blasphèmes (suite)

À propos des blasphèmes (suite)

vers la première note

Mécontent de ma note du 13 janvier dernier, j’ai néanmoins pris le parti de ne pas la supprimer - geste qui ne serait pas exempt de vanité -, mais plutôt de tenter de la compléter vaille que vaille de précisions dont j’espère une clarté qui lui manque.

Sur la question envisagée - que pensez des blasphèmes ? -, deux convictions m’animent, deux convictions qui, à première vue, peuvent sembler contradictoires. La première, c’est que blasphémer n’est généralement pas bienséant. La seconde, c’est que la liberté d’expression ne peut être préservée que si l’on se garde de réprimer des opinions, fussent-elles blasphématoires. Il n’y a là, selon moi, rien de contradictoire si l’on admet qu’il est souhaitable que tout un chacun respecte dans ses rapports avec autrui "a common decency" (comme aurait dit George Orwell) - un respect poli - qui ne peut rien devoir à une obligation à laquelle contrevenir entraînerait des sanctions, mais bien tout à une adhésion spontanée. Voilà qui me conduirait à désapprouver les blasphèmes, tout en acceptant qu’en proférer manifeste aussi d’une certaine façon la liberté d’expression dont chacun doit pouvoir jouir sans entrave.

Mais la réalité est évidemment autrement compliquée que ne le voudraient ces principes simplistes.

La liberté d’expression n’est pas sans limites - heureusement, dirais-je - et la loi a opportunément érigé en fautes susceptibles d’entraîner réparation les calomnies, diffamations et injures qui portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne. Dans les faits, cependant, rien n’est plus malaisé à caractériser que ces abus et il est fréquent qu’il faille sonder les intentions pour déterminer s’ils sont vraiment commis. C’est ce qui a amené le législateur à énumérer des opinions qui sont présumées attenter à l’honneur de personnes vivantes ou disparues : ce sont les lois antiracistes et mémorielles. Ce sont bien ces présomptions-là que je désapprouve, et ce pour trois raisons. D’abord, parce qu’il revient au juge d’apprécier de la manière la plus autonome qui soit (1) si l’atteinte à l’honneur est effective, sans s’attacher un peu mécaniquement aux mots prononcés. Ensuite, parce que la vérité historique n'est pas de la compétence du législateur. Enfin, parce que les propos qu’on voudrait ne plus entendre sont plutôt encouragés par leur érection en infraction.

Blasphémer ne porte pas directement atteinte à l’honneur d’une personne, mais fait injure à une croyance. Ce que, chez nous, la loi ne réprime plus. Cependant, là aussi, tout tient dans l’appréciation du cas. Si je déclare ne pas partager une croyance, lui fais-je injure ? Si j’accumule les arguments destinés à en contester le bien-fondé, lui fais-je injure ? Si je la profane, lui fais-je injure ? Si j’en ris, lui fais-je injure ? Si je la parodie, lui fais-je injure ? Chacun appréciera, sachant qu’il est des pays où, dès la première question, l’injure est retenue et punie. Comme cela fut très longtemps le cas chez nous.

Mais, me dira-t-on, qu’en est-il de l’humour, du droit à l’humour, du droit de s’envoyer des vannes comme on aime à dire aujourd’hui ? C’est que les vannes - si j’en ai bien compris la pratique - sont généralement réservées aux amis et doivent en conséquence se comprendre comme une manière de tourner en dérision des sentiments qui s’en trouvent néanmoins renforcés. « Si j’ose te dire une pareille horreur, c’est que notre amitié nous porte à tout oser nous dire. » Dans le film Intouchables d’Olivier Nakache et Éric Toledano (2011), Driss lance à Philippe, l’handicapé, cette vanne très limite : « Pas de bras, pas de chocolat ! » Et on se souvient que le même Philippe, alors qu’un proche le mettait en garde contre Driss en lui faisant notamment valoir que ce genre d’individu n’a aucune pitié, lui avait répondu : « c’est ce que je veux : aucune pitié ! ». Il est prudent que qui aime les vannes les réserve à ceux qui en comprendront le double sens. Et qui a compris la forme de complicité que cet humour représente devrait avoir également compris qu’elle ne s’adresse précisément pas à ceux qui ne partagent pas cette complicité.

Oui, mais enfin, quid de la parodie, de la caricature ? Il en est de bonnes, il en est de moins bonnes et il en est de très mauvaises. Il en est de bon goût et il en est de mauvais goût. Il en est qui font rire la cible, d’autres qui blessent, d’autres encore qui injurient. Et dans ce dernier cas, s’il y a plainte, c’est au juge d’apprécier. Personnellement, il y a des parodies et des caricatures que j’aime beaucoup ; elles sont rares, je dois l’avouer. Je me détourne de celles de mauvais goût et je déplore celles qui blessent (sauf si le blessé « ne l’avait pas volé »).

Les événements qui viennent d’enflammer la France donnent lieu à toutes sortes de commentaires. Ceux-ci montrent que l’union et l’unanimité dont les manifestants du 11 janvier ont cru pouvoir se prévaloir repose en grande partie sur un malentendu. Ainsi, l’occasion m’a été donnée de lire un texte qu’un cinéaste belge (2) fait circuler et dans lequel, sous la forme d’une adresse qui - entre autres - évoque à la fois « les humiliations liées à la mémoire du passé colonial » et la nécessité « d’interpeller les textes dits “sacrés” » égrène des passages de la Bible (2 Samuel 4.12) et du Coran (sourate 4, versets 89 et 90) qui « cultivent la haine et la violence ». Que diable s’agit-il donc de prouver ? Que les athées ont raison et qu’il faut que les croyants abandonnent leur foi ? Que les textes sacrés des religions monothéistes doivent être caviardés ? Que les croyants modérés sont dans l’erreur ? Libre à chacun d’être sans religion, de ne pas partager ce type de croyance et de trouver à redire aux idéologies - comme c’est mon cas -, mais c’est précisément face à ce genre de différences de conception que se trouve lancé le défi de la tolérance. Il est aisé de se montrer tolérant lorsque l’enjeu se résume à faire cohabiter des goûts et des préférences. L’exercice est autrement ardu dès lors qu’il convient de rester coi devant des choix de vie qui heurtent nos propres inclinations morales. Qu’il est gratifiant de condamner l’excision au nom de nos valeurs ! Mais bien plus malaisé de tenter de comprendre (sans approuver nécessairement) ce qu’un système social doit à ce type de pratique. Ceux là mêmes qui, dans la foulée des problèmes de cohabitation qui se sont posés aux protestants et aux catholiques dès le XVIème siècle, ont cultivé une valeur nouvelle de tolérance sont aussi ceux qui l’ont habillée d’un ensemble d’autres valeurs (liberté, respect de l’autre, égalité, solidarité, etc.) qui - au-delà de leur mérites propres - sont devenues des normes à imposer sans beaucoup de tolérance aux cultures qui n’ont pas suivi le même parcours.

Est-ce à dire qu’il serait impossible de débattre ? Nullement. Mais - dois-je le redire ? - le débat fécond réclame que soient réunies les conditions de son exercice. Il ne s’agit surtout pas de lancer à la tête du monde entier un message magnifiant l’excellence de nos propres conceptions. Bien au contraire, tout en mesurant ce qu’elles ont nécessairement de subjectif et de circonstanciel, il s’agit de veiller à échanger les points de vue et les arguments dans ce que j’ai appelé ailleurs (3) un contexte parrhèsiastique. À l’opposé de ce type de débat, exigeant et difficile, il y a le bruit assourdissant des médias qui, sous couvert de défendre la liberté d’expression et l’inaltérable liberté de la presse, sous couvert surtout de revêtir les habits usurpés de l’information et de la vérité, - Dieu sait si l’attentat contre Charlie-Hebdo leur en a donné l’occasion une fois de plus - distille les préjugés, attise les haines, encourage l’incompréhension et offre la fausse image du colloque éclairant sous forme d’échanges agressifs, braillards et réducteurs.

J’ignore si tout ce que je dis là est bien fondé. Et je mesure ici - une fois de plus - combien il est malaisé de s’aventurer sur le terrain de l’actualité, et qui plus est de l’actualité politique. Les premières pensées dont il faut tenter de se déprendre sont celles qui nous viennent spontanément. Et le plus grand danger dans l’appréciation des choses est sans doute ce dangereux sentiment de lucidité qu’il nous arrive de ressentir. Il y a quelque chose sur lequel il ne faut jamais cesser de méditer : plus on étudie rigoureusement le comportement humain, plus on s’efforce d’en découvrir les ressorts véritables, moins on a à en dire. C’est ce qui explique notamment que les chercheurs les plus pointus sont les moins présents dans les médias.

Une fraction très minoritaire de gens qui s’affirment musulmans ont la conviction que l’infidèle mérite d’être tué. Ce n’est pas le privilège de cette religion. Ni même des religions en général. Que dire de l’effroyable carnage auquel a donné lieu, dans les années 30, l’idéologie athée du communisme en Union soviétique. Et bien des progressistes d’aujourd’hui continuent de croire que la solution aux inégalités passe par la violence et par l’exécution des ennemis. Tout comme, jadis, des catholiques envoyaient leurs contradicteurs sur le bûcher. « Après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif » (4)

(1) « […] l’opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit par la multitude des lois, brider l’autorité des juges, en leur taillant leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu'il y a autant de liberté et d'estendue à l'interpretation des loix, qu'à leur façon. » (Montaigne, Les Essais, Galllimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 111-112)
(2) Je tais son nom, car son texte m’a été communiqué par un de ses destinataires et j’ignore s’il a souhaité qu’il soit rendu public.
(3) Cf. ma note du 10 novembre 2011.
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 1079.

Autre note sur le même sujet :
Première

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