dimanche 5 octobre 2014

Note de lecture : Pierre Hadot

Plotin ou la simplicité du regard
de Pierre Hadot


Qu’il y ait quelque chose plutôt que rien est déjà inintelligible. Que parmi ce qui est, il y ait de l’animé l’est davantage encore. Et que les humains soient là pour affronter ces mystères, cela fait beaucoup. Pour tout dire, cela fait tant qu’il me semble qu’il n’y a pas lieu d’en rajouter.

Je m’explique.

Si nous ignorons tout de l’origine des choses, et même de la nôtre propre, nous n’avons pas de raison de rejeter comme fausse l’idée que la matière - à un certain niveau de complexité et moyennant des conditions assez strictes - génère du vivant, de l’animé (1). Une partie de ces vivants - il faut bien le constater - ont progressivement développé un système nerveux : ce sont ceux qu’on appelle les eumétazoaires hétérotrophes (c’est-à-dire ceux qui adaptent leur mouvement à leur environnement et satisfont ainsi leurs besoins en nourriture). L’hypergenèse du système nerveux a provisoirement abouti à un vivant capable de communiquer par un langage phonique articulé (2), lequel a structuré sa perception en la coulant dans ce qu’on appelle la pensée. Cette étape-là nous préoccupe beaucoup, au point qu’elle a poussé bien des humains à se juger distincts des animaux. Pourtant, il reste à prouver que cette caractéristique mérite une coupure aussi radicale, l’appartenance aux eumétazoaires hétérotrophes révélant judicieusement les points communs à tous les animaux, humains compris.

Ce que j’évoque là - aussi maladroitement que peut le faire quelqu’un qui n’a aucune compétence en biologie et en paléontologie -, c’est un très bref aperçu de la phylogenèse, telle que les recherches scientifiques ont permis de la concevoir aujourd’hui. Et la science n’est assurément pas infaillible. Cependant, il me paraît malaisé de ne pas intégrer ces hypothèses-là dans l’idée que nous nous faisons de l’esprit humain et, par conséquent, des aspirations mystiques dont on discute la pertinence depuis plus de vingt-cinq siècles. Faut-il voir dans l’esprit quelque chose qui ne participe pas de la même nature que le corps et qui - à ce titre - contiendrait des vertus tout à fait particulières et des connexions avec un monde invisible, immatériel, bref transcendant ? Personnellement, je ne le crois pas. Et je pense même que la complexité supplémentaire à laquelle ouvre cette supposition brouille notre vision du monde bien davantage qu’elle ne nous aide à le comprendre.

J’entends déjà certains me traiter de scientiste. Restons calmes : je n’ai parlé que de tenter de comprendre (avec la certitude de n’y pas parvenir) et non d’essayer d’être heureux. Et même s’il semble impossible de mimer la foi pour satisfaire je ne sais quelle aspiration au bonheur, force est de constater que la mystique fascine également bien des incroyants (3). Les hypothèses scientifiques me conduisent à ne pas adhérer à certaines croyances, mais je reste méfiant à l’égard de celles - parfois simplement forgées par antinomie - qu’elles pourraient insidieusement m’imposer. À quoi il faut immédiatement ajouter que la recherche scientifique n’est aucunement apte à répondre à certaines questions - parmi lesquelles figurent celles que je soulevais dans l’incipit de ma note - et que l’importance que les conceptions mystiques ont prise au fil de l’histoire et au gré des mondes sociaux témoigne de quelque chose auquel nul ne peut rester indifférent. Il existe, je crois, des questions métaphysiques qui méritent d’être posées, mais je n’arrive pas à croire que la solution soit d’ordre mystique. D’où une curiosité insatiable pour des hypothèses dont je n’arrive pas à accepter la construction.

Voilà pourquoi, par exemple, je viens d’achever la lecture de Plotin ou la simplicité du regard de Pierre Hadot (4). Hadot m’a toujours inspiré suffisamment confiance pour que je tente de comprendre ce qu’il appelle la spiritualité. Et Plotin, à cet égard, est un très bon sujet, car il occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée occidentale, épargné qu’il fut par les dogmes chrétiens (même s’il alimenta copieusement la doctrine chrétienne en formation).

Je vais me borner ici à évoquer quelques exemples d’affirmations qui me plongent dans la perplexité. Bien sûr, je n’ignore pas qu’il s’agit d’idées extrêmement répandues et très anciennes et qu’il peut donc paraître assez prétentieux d’en contester la pertinence. Je parle évidemment d’idées parfaitement distinctes de quelque superstition ou miracle que ce soit. Il s’agit en fait de croyances qui ne relèvent pas du réfutable, mais auxquelles l’impossibilité de toute confirmation empirique confère néanmoins un caractère d’invention.

Commençons par l’âme, au sens d’une entité distincte de l’esprit et qui, tout en étant d’une autre nature que le corps, ferait néanmoins partie du moi. Je cite Hadot, lequel cite Plotin. Parlant de l’expérience intérieure, il écrit :
« Il se situe lui-même et son expérience au sein d’une hiérarchie de réalités qui s’étend d’un niveau suprême, Dieu, à un niveau extrême, la matière. L’âme humaine, selon cette doctrine, se trouve dans une situation intermédiaire entre des réalités qui lui sont inférieures, la matière, la vie du corps, et des réalités qui lui sont supérieures, la vie purement intellectuelle, propre à l’intelligence divine, et, plus haut encore, l’existence pure du principe de toutes choses. Selon ce cadre, qui correspond à une hiérarchie dans la tradition platonicienne, chaque degré de la réalité ne peut s’expliquer dans le degré supérieur : l’unité du corps, sans l’unité de l’âme qui l’anime ; la vie de l’âme, sans la vie de l’Intellect supérieur qui contient le monde des Formes et des Idées platoniciennes et qui illumine l’âme et lui permet de penser ; la vie de l’Intellect lui-même, sans la simplicité du Principe divin et absolu.
  Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que tout ce langage traditionnel sert à exprimer une expérience intérieure, c’est donc que ces niveaux de réalité deviennent des niveaux de la vie intérieure, des niveaux du moi. Nous retrouvons ici l’intuition centrale de Plotin : le moi humain n’est pas irrémédiablement séparé du modèle éternel du moi, tel qu’il existe dans la pensée divine. Ce vrai moi, ce moi en Dieu, nous est intérieur. Dans certaines expériences privilégiées, qui haussent le niveau de notre tension intérieure, nous nous identifions à lui, nous devenons ce moi éternel ; sa beauté indicible nous émeut, et, nous identifiant à lui, nous nous identifions à la Pensée divine elle-même, dans laquelle il est contenu.
Ces expériences privilégiées nous révèlent donc que nous ne cessons pas, que nous n’avons jamais cessé d’être en contact avec notre véritable moi. Nous sommes toujours en Dieu :

Et, s’il faut avoir l’audace de dire avec plus de clarté ce qui me paraît juste contrairement à l’opinion des autres, notre âme non plus ne s’est pas enfoncée en sa totalité dans le sensible, mais il y a quelque chose d’elle qui demeure toujours dans le monde spirituel. (Ennéades, IV 8, 8, 1.)

S’il en est ainsi, tout est en nous et nous sommes en toutes choses. Notre moi s’étend de Dieu à la matière puisque nous sommes là-haut dans le temps même où nous sommes ici-bas.
Comme dit Plotin, en reprenant une expression homérique (*), “notre tête reste fixée au dessus du ciel”. Mais tout de suite surgit un doute :

Si nous avons en nous de si grandes choses, pourquoi n’en avons-nous pas conscience, pourquoi, la plupart du temps, restons-nous sans exercer ces activités supérieures ? Pourquoi certains hommes ne les exercent-ils jamais ? (V 1, 12, 1.)

Plotin y répond immédiatement :

C’est que tout ce qui se trouve dans l’âme n’est pas conscient pour autant, mais que cela parvient à “nous” en parvenant à la conscience. Lorsqu’une activité de l’âme s’exerce sans rien communiquer à la conscience, cette activité ne parvient pas à l’âme totale. Il s’ensuit alors que “nous” ne savons rien de cette activité, puisque “nous” sommes liés avec la conscience, et que “nous” ne sommes pas une partie de l’âme, mais l’âme totale. (V 1, 12, 5.) » (pp. 30-32)

Il me semble - mais je dois bien sûr dire ce genre de choses avec la plus grande prudence - que l’idée première, dans tout cela, est celle d’une verticalité. Il y a un bas et un haut. En bas, ce qui est trivial, vil, sale, matériel ; en haut, ce qui est beau, juste, spirituel. Cet axe regroupe ce qui participe du pur lorsqu’il tend vers le haut et ce qui se condamne à l’impur lorsqu’il glisse vers le bas. Porphyre, le principal disciple de Plotin, insiste sur la différence de jugement auquel donne lieu haut et bas, ce qui illustre la difficulté que les païens avaient à admettre l’Incarnation :

« Comment admettre que le divin soit devenu embryon, qu’après sa naissance, il ait été enveloppé de langes, tout sali de sang, de bile et pis encore. » (cité par Hadot, p. 26)

Bref, tout ne se vaut pas : la pensée est plus estimable que l’excrément. Est-elle pour autant d’une autre nature ? Est-elle absolument plus estimable ? Ou n’est-ce que nous qui la jugeons telle ? J’ai bien des difficultés à admettre que cette préférence puisse correspondre à une objectivité, ou mieux encore à une réalité surpassant le réel que nos sens appréhendent. Me voici ainsi privé du tout premier fondement dont le reste découle. Et je ne puis donc m’insinuer dans ma pensée comme dans un autre monde et y déceler quelque chose dont elle serait redevable à ce que les mystiques appellent une âme.

Passons ensuite à cette posture de la pensée appelée contemplation. Ici encore, je cite Hadot :
« C’est à la source plotinienne que puiseront les philosophies modernes de la Vie. Qu’est-ce que le “phénomène originel” (Urphänomen) de Goethe (**), sinon la Forme telle que Plotin la conçoit ? Et n’est-ce pas dans la méditation de la philosophie plotinienne que Bergson a puisé sa conception de l’Immédiat, sa critique du finalisme, son sens des “totalités organiques” (***) ?
Nous retrouvons dans cette démarche plotinienne une critique de la réflexion et de la raison humaine analogue à la critique de la réflexion et de la conscience qu’avait provoquée la découverte des niveaux du moi. Dans les deux cas, la simplicité de la vie échappe aux prises de la réflexion. Vivant dans le dédoublement, le calcul, le projet, la conscience humaine croit qu’on ne peut trouver qu’après avoir cherché, qu’on en peut construire qu’en assemblant des pièces, qu’on en peut obtenir une fin qu’en en prenant les moyens. Partout, elle introduit une médiation. La Vie, qui trouve sans chercher, qui invente le tout avant les parties, qui est en même temps fin et moyen, en un mot qui est immédiate et simple, est donc insaisissable à la réflexion. Pour l’atteindre, comme pour atteindre notre moi pur, il faudra laisser la réflexion pour la contemplation.
 » (pp. 58-59)

Vais-je dire une énormité ? Il me semble pourtant que cette Vie (avec un grand V) « qui trouve sans chercher, qui invente le tout avant les parties, qui est en même temps fin et moyen, en un mot qui est immédiate et simple », c’est celle de ces animaux qui ne sont pas humains et dont nous avons peut-être la naïveté de croire qu’ils sont moins que nous. Ce qui veut dire que, sauf à renoncer à laisser faire la conscience humaine - ce qui paraît bien malaisé -, sauf aussi à ne pas chercher à comprendre, la raison et la réflexion sont les seules voies grâce auxquelles on peut espérer ne pas nourrir trop de chimères, ne pas s’illusionner exagérément, ne pas divaguer continûment. Et la Vie immédiate et simple, telle que conçue par Plotin, telle qu’explicitée par Hadot, c’est encore un produit de la raison et de la réflexion, même lorsqu’on la nomme contemplation.

Quant aux vertus d’une démarche réflexive qui s’abstrait du contingent pour se concentrer sur la pensée elle-même et sur les compléments transcendants qu’elle s’invente, je ne parviens pas à m’en convaincre et je suis même surtout disposé à croire qu’elle égare, plus qu’elle ne guide. Qu’elle s’appelle contemplation, méditation, retraite spirituelle, que sais-je encore, cette ambition de se fondre dans sa propre profondeur intérieure relève de l’illusion qu’un bien caché mais décisif y réside. Que celui qui y croit puisse en tirer un bénéfice, je n’ai pas l’intention de le nier. Après tout, l’homéopathie assouvit aussi des souhaits, toute fumeuse qu’elle soit. Mais mon souci du vrai - si malaisé soit-il à satisfaire - me pousse à croire que le Tout - en ce qu’il a de matériel - est plein de choses autrement déterminantes, plein de richesses et de diversité, plein de mystères propres à nous étonner, bref autrement empli que ne peut l’être notre faible conscience - faible à comprendre, faible à nous guider, faible à nous combler -, juste apte à croire au reflet d’autre chose qu’elle-même qui serait pourtant de même nature.

Dans Plotin ou la simplicité du regard, Pierre Hadot commente un extrait des Ennéades d’une façon qu’il me paraît utile de rapporter ici. Voici d’abord l’extrait commenté :
« Pour ce qui est des activités contemplatives et intellectuelles de l’homme de bien, elles peuvent peut-être être entravées par les circonstances extérieures, si elles se rapportent à des choses particulières, par exemple celles qu’il ne peut faire avancer que par des recherches et des investigations. Mais “la plus haute science (****)” [celle du Bien] est toujours à sa disposition et demeure toujours avec lui, et il la posséderait encore plus s’il était dans le fameux taureau de Phalaris. Il est vain de nommer “agréable” une telle situation, le répéterait-on deux fois et encore plus souvent. Car celui qui parle ici de plaisir est celui-là même qui souffre. Mais, pour nous autres, ce qui souffre est différent de ce qui, bien qu’il soit lié à ce qui souffre et aussi longtemps qu’il y est lié par la nécessité, n’est pas privé de la contemplation intégrale du Bien. » (cité par Hadot, p. 123)
Voici ensuite le commentaire d’Hadot, placé en une note destinée à expliciter l’allusion au taureau de Phalaris :
« Phalaris, tyran d’Agrigente, faisait brûler ses victimes dans un taureau d’airain. Selon les stoïciens et les épicuriens, le sage, même dans le taureau de Phalaris, est encore heureux. C’est aux épicuriens (Cicéron, Tusculanes, II, 7, 17 ; H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887 [rééd. Stuttgart, 1966], § 601) que Plotin fait allusion dans les lignes qui suivent (celui qui parle ici de plaisir…). Les épicuriens ne distinguent pas entre le moi purement spirituel et le moi corporel. Ils n’admettent qu’un moi corporel. Si le moi corporel est lui-même totalement plongé dans la souffrance, il ne peut affirmer en même temps qu’il est dans un état agréable. Il faut bien supposer que c’est le moi spirituel, celui qui est toujours plongé dans la contemplation du Bien, qui fait cette affirmation. » (p. 123)

Le raisonnement me semble un peu spécieux. Car est-il vraiment nécessaire d’accorder une attention au divin, faut-il vraiment hypostasier la pensée, pour être en mesure de relativiser la douleur ? Se dire encore heureux bien que l’on cuise dans le taureau d’airain frise la provocation. Y conserver une dose de détachement suffisante pour en minimiser l’atrocité réclame une grande force de caractère. La foi aide-t-elle en ces circonstances ? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. En tout cas, n’admettre qu’un moi corporel, comme on le dit des épicuriens, ne me paraît pas rendre insurmontable le projet de faire bonne figure face à la douleur. Hadot précise : « Telle est la sagesse plotinienne. Sagesse mystique, qui n’a pas de sens pour celui qui n’a pas éprouvé l’union divine » (p. 124) ; j’en conviens volontiers.

Les mystiques sont souvent enclins à croire que tout est écrit, que chacun a son destin, que la voie est tracée. Ce sont même eux qui ont été parmi les premiers à insister sur le déterminisme (cf. saint Augustin). Plotin n’échappe pas à cette tentation. Ainsi, Hadot précise :
« Le drame de l’univers a un plan providentiel. Chacun a un rôle à jouer dans la pièce et c’est le seul rôle qui lui convienne, le seul rôle qu’il aurait choisi, mieux encore, celui qu’il choisit au fond de lui-même. Dans ce drame absolu, acteurs et personnages ne sont pas distincts : mal jouer, c’est être un mauvais personnage ; un beau rôle, c’est une bonne interprétation :

Dans le drame véritable, dont les œuvres des hommes doués du don de la poésie ne sont que de fragmentaires imitations, c’est l’âme qui est l’actrice. Elle reçoit son rôle du poète de l’univers ; comme les acteurs reçoivent leur masque, leur costume : robe brillante ou haillons, l’âme reçoit son lot propre, non pas au hasard, mais selon le plan de l’univers. Si elle s’adapte à son destin, elle est en harmonie et elle s’insère dans l’ordre du drame qui est le plan de l’univers. (III 2, 17,32.) » (pp. 180-181)

Tout cela est fort bien dit et on ne peut qu’être séduit par le lyrisme dont l’explication est empreinte. Mais osons user de notre raison : il est loin d’être assuré qu’existe ce qui mérite d’être appelé un plan de l’univers ; moins encore que nous y soyons individuellement inscrit ; et la probabilité qu’une semblable inscription s’accomplisse par le biais d’une âme participant d’une double nature semble faible. Quant à supposer que nous puissions nous distraire de ce synopsis et ainsi mal faire, alors que notre bien consisterait au contraire à en accepter pleinement le rail, voilà qui procède - me semble-t-il - d’une supposition très hardie.

On me répondra qu’il en est qui adhèrent à cette vision des choses et qui y trouvent de quoi être comblés. C’est vrai et cette forme de réussite est un démenti très respectable à mon scepticisme. D’autant que l’argument selon lequel la discussion doit se limiter à la recherche de la vérité, sans considération pour le bonheur, est facilement réfuté, car le croyant ne voit évidemment pas de vérité plus estimable que celle que constitue sa foi. Je ne puis comprendre ce qui permet à certains d’être croyant, de la même manière que ceux-là ne peuvent comprendre ce qui me permet de ne pas l’être. À quoi il est bon d’ajouter que l’histoire révèle que les époques inclinent selon les cas à voir les choses d’une certaine manière et que je suis porté à croire que c’est le moment, le lieu et tous les détails de ma propre histoire qui m’ont amené à croire ce que je crois ; c’est là un déterminisme auquel je crois.

Je regarde donc les mystiques avec respect, car je ne cesse de m’interroger sur ce qui les détermine à croire. Évidemment, le mysticisme, c’est un peu comme les poupées russes. Il y en a un premier, puis il y a ce qui l’entoure, en couches successives, jusqu’à devenir des superstitions. Il y a même des sociétés où l’on commence par ça. Toutes ces couches sont intéressantes d’un certain point de vue, mais c’est le premier noyau qui mérite le plus d’attention d’un point de vue philosophique ; les autres couches relevant davantage de l’anthropologie. Je situe la pensée de Pierre Hadot au niveau de ce premier noyau et je tente donc de la comprendre au mieux avec l’espoir d’en apprendre sur le plan philosophique.

Ceci m’amène à évoquer une petite déception. Elle réside dans un paragraphe du livre de Pierre Hadot, un paragraphe que voici :
« Sans doute est-ce nous mystifier nous-mêmes, que d’ignorer notre conditionnement matériel, psychologique ou sociologique. Mais il y a une mystification, tout aussi tragique, bien que plus subtile, à s’imaginer que la vie humaine se réduit à ses aspects analysables, mathématisantes, quantifiables ou exprimables. Une des grandes leçons de la philosophie de Merleau-Ponty aura été de montrer que c’est la perception, c’est-à-dire l’expérience vécue, au sens plein du terme, qui donne son sens à la représentation scientifique (□). Mais c’est admettre implicitement que l’existence humaine prend son sens à partir de l’indicible (□□). Cette part de l’indicible au sein même du langage scientifique ou du langage quotidien, Wittgenstein l’a vue avec pénétration : “Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage (□□□).” “Il y a un inexprimable : c’est ce qui se montre (sans pouvoir se dire) ; c’est cela le mystique (□□□□).” » (p. 193)
Pourquoi Hadot a-t-il ressenti le besoin de convoquer Merleau-Ponty et Wittgenstein pour appuyer l’idée - somme toute difficilement contestable - que la vie ne se réduit ni à ce dont la raison peut juger, ni à ce que le langage peut évoquer ? Je n’aime guère cette façon - hélas fréquente - de chercher à prouver les bonnes raisons que l’on a de penser ce qu’on pense en alléguant que pensent également ainsi des penseurs renommés. Or, en l’occurrence, il y a - me semble-t-il - quelque chose comme un glissement d’une problématique de questionnement à une affirmation de foi. Je m’explique.

Les deux auteurs appelés à la rescousse, Merleau-Ponty et Wittgenstein, traitent, dans les pages citées, de l’indicible, c’est-à-dire de ce qui nous porte à supposer que le langage, et même notre conscience, ne sont pas en mesure d’exprimer, alors même que nous sommes convaincus que ce qui peut être dit ou pensé se heurte à une limite et n’épuise pas le réel. Lorsque Merleau-Ponty analyse par exemple ce qui sépare la noèse et le noème, il explore le plus rationnellement possible ce qui explique - notamment au niveau de la perception - la conscience de cette limite et sa pertinence théorique. Quand Wittgenstein évoque le mystique (5), il le fait en tentant le plus rationnellement possible de comprendre ce que représente la même limite. Tout cela me paraît parfaitement légitime et pertinent, car rien n’est assigné à ce qui constitue l’au-delà de la limite. Mais cela ne peut, en aucune façon, apporter de l’eau au moulin de ceux qui lestent cet au-delà d’un sens imaginé, un sens dont l’unique réalité est qu’il fut déjà et depuis longtemps imaginé par un grand nombre de gens.

Je suis personnellement intéressé par la métaphysique, si l’on appelle ainsi cette part de la mystique qui ne dépose rien dans l’habitacle du mystère. Plus cet habitacle se remplit, moins il donne lieu à réflexion, moins il donne lieu à discussion. Et c’est en cela que la contemplation ou la méditation spirituelle ressemblent selon moi à une sorte de sclérose volontaire de l’esprit.

(1) J’appelle ici animé ce qui se meut par soi-même, et non ce qui possède une âme comme le suggère l’étymologie.
(2) Sur l’apparition du langage, cf. Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, Fayard, 2014.
(3) Je ne résiste pas à l’envie de vous renvoyer au plaisant texte que Michel Volkovitch a publié sur son blog en octobre 2014 dans la rubrique “Journal infime” sous le titre Le Seigneur reviendra.
(4) Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, Folio, 1997. Ce livre fut publié une première fois en 1963, puis encore de manière inchangée en 1973 et en 1988 ; l’édition de 1997 a pour sa part été très largement modifiée à la lumière des importants travaux de traduction et de commentaire de Plotin que Pierre Hadot avait entre-temps menés à bien.
(*) IV 3, 12, 5 ; cf. Homère, Iliade, IV, 43, et Platon, Timée, 90 a.
(**) Sur cette notion, cf. G. Bianquis, Études sur Goethe, Paris, Les Belles-Lettres, 1951, p. 45-80 (“L’Urphänomen dans l’œuvre de Goethe”). Voir Conversations de Goethe avec Eckermann [18 février 1829], trad. Chuzeville, Paris, Gallimard, 1988, p. 277-278.
(***) Sur la philosophie bergsonienne de la vie, cf. V. Jankélévitch, Bergson, Paris, Alcan, 1931 (nouvelle édition refondue, Paris, Presses universitaires de France, 1959). Sur Plotin et la philosophie de la nature, cf. P. Hadot, “L’apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident”, dans Eranos-Jahrbuch, t. 37, 1968, p. 91-131.
(****) Platon, Républ., 505 a.2.
(□) Cf. M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1945, p. 491.
(□□) Car il y a déjà un indicible de la perception.
(□□□) L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 4.121 (voir la traduction de P. Klossovski, Paris, NRF, 1961).
(□□□□) Ibid., 6.522.
(5) Dans le cas de Wittgenstein - sans trancher la question de savoir s’il avait lui-même une propension au mysticisme (question ardue s’il en est) -, la remise dans son contexte des mots cités est révélatrice :
« 6.432 - Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde.
6.4321 - Les faits n’appartiennent tous qu’au problème, non à la solution.
6.44 - Ce qui est mystique, ce n’est pas
comment est le monde, mais le fait qu’il est.
6.45 - Contempler le monde sub specie aeterni, c’est le contempler en tant que totalité - mais totalité limitée.
Le sentiment du monde en tant que totalité limitée constitue l’élément mystique.
6.5 - Une réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être exprimée.
L’énigme n’existe pas.
Si une question se peut absolument poser, elle
peut aussi trouver sa réponse.
[…]
6.522 - Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se
montre, il est l’élément mystique.
6.53 - La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - donc quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie - et puis à chaque fois qu’un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l’autre - il n’aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie - mais
elle serait la seule rigoureusement juste.
6.54 - Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles - sur elles - par dessus elles, il est monté pour en sortie.
Il faut qu’il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une juste vision du monde.
7. - Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
 »
(Tractatus, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, Tel, 1961, pp. 104-107.)

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N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels

2 commentaires:

  1. Merci pour cet article intéressant. Tu parles à la fin de celui-ci de "sclérose de l'esprit". J'imagine que tu entends par "esprit" l'intellect, la raison, le "logos" et non pas l'esprit, distinct de l'intellect, et que ce dernier ne peut précisément pas comprendre. D'où la nécéssité, selon certains penseurs du moins, des mythes, des rêves, du "mythos", qui offre une autre approche, complémentaire du réel. Se pourrait-il que la véritable sclérose soit d'oublier, de se fermer au "mythos" et ne plus accepter que ce que le "logos" peut appréhender ?

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