dimanche 10 août 2014

Note d’opinion : la spiritualité

À propos de la spiritualité

J’ai eu déjà l’occasion de dire combien je désapprouve l’idée de faire de la philosophie à l’usage des managers. (1) Selon moi, il s’agit là d’un acte de dénégation, fût-il inconscient, visant à accréditer l’idée - y compris aux yeux des managers eux-mêmes - que leurs activités ne visent pas uniquement à préserver des privilèges et des profits. Au même titre que le déniaient aussi le mécénat et l’œuvre charitable. Il faut comprendre qu’il est évidemment possible d’accroître encore ses privilèges et ses profits lorsque ceux qui en sont détenteurs se donnent l’image de gens épris d’art, soucieux d’aider les nécessiteux et préoccupés d’éthique et de sagesse.

L’actualité me pousse à revenir sur le sujet. En effet, je viens de recevoir de l’asbl Philosophie et Management (2) une publicité vantant les mérites du nouveau cycle de séminaires et annonçant le lancement d’un programme conjointement avec la Louvain School of Management (UCL/LSM), Solvay Brussels School of Economics & Management (SBS-EM), et l’Université de Liège (HEC). Je ne suis guère étonné de voir les universités se joindre à l’entreprise (aux deux sens du mot), même si je le regrette. Ce qui m’a décidé à en parler ne tient cependant pas à cela, mais bien au thème choisi pour le nouveau cycle 2014-2015 : « Spiritualité : clé des transformations de l’entreprise ? ». Il ne manquait que cela, me suis-je dit : la spiritualité !

Le mot spiritualité m’intrigue depuis très longtemps.

Le plus souvent, il désigne l’esprit ou l’âme en leur immatérialité, ce qui m’est bien malaisé à concevoir. Libre à chacun, bien sûr, d’y croire. Mais son usage a débordé de ce sens précis, y compris dans le chef de ceux dont la foi soutient cette conception. Il donne à penser, en effet, qu’il serait intellectuellement profitable ou fécond de se consacrer à la spiritualité. Ainsi, il est fréquemment suggéré d’opérer des retraites ou des méditations spirituelles, y compris à l’intention des mécréants. Et l’on entend assez souvent vanter les mérites de la spiritualité à l’usage de ceux qui se contentent de philosopher, comme s’il s’agissait alors de se replier sur l’esprit, rien que sur l’esprit, en oubliant le corps, de sorte que l’on y trouve l’occasion de s’améliorer. Même certains francs-maçons athées ne craignent pas d’évoquer cette dimension de leurs travaux.

En s’inscrivant dans l’hypothèse d’un esprit indépendant de la matière, il reste étonnant que la méditation spirituelle - en ce que sa spiritualité aurait de spécifique - puisse bénéficier des vertus qu’on lui prête. En effet, ou bien il s’agit de s’adresser in petto à la divinité, ce qui ne peut aboutir qu’à une adoration, un repentir ou une prière - démarches qui n’ont aucun caractère stimulant pour l’activité intellectuelle -, ou bien il s’agit plutôt d’accorder toute son attention à son propre esprit, ce qui expose pour le moins à la vanité. Il y a quelque chose à la fois d’exemplaire et d’étrange à entendre sans cesse quelqu’un comme l’ancien vice-recteur de l’Université catholique de Louvain, Gabriel Ringlet, se réjouir du dialogue mené avec les incroyants, dialogue permettant à tous d’entrer dans une dimension spirituelle, ce qui le conduit - dit-il - à chercher « comment “vulgariser” les grands enjeux spirituels contemporains, en s’éloignant des mots convenus de la seule tribu ? » (3) Que diable sont donc ces « grands enjeux spirituels » ? Et que signifie ce « monde intérieur » auquel renverrait toutes les spiritualités ? Voilà une façon un peu insidieuse de faire triompher sa foi en postulant qu’une de ses principales dimensions serait reconnue par les athées.

Mais la spiritualité aujourd’hui évoquée ne constitue sans doute pas le fin mot de l’affaire. Et je reste intéressé et intrigué par le fait qu’elle ait pu représenter aussi, dans un passé lointain, une façon de concevoir le monde dans laquelle l’idée ne serait pas uniquement le produit de viscères. Rien en effet ne m’autorise à croire qu’il n’est pas légitime de poser ce genre d’hypothèse. Et je me soupçonne bien sûr de réagir sans beaucoup d’aménité vis-à-vis des propos spiritualistes en raison de la charge dogmatique dont les ont lestés les religions révélées. C’est peut-être en retournant voir ce qu’il en fut avant le christianisme que peuvent être réunies les conditions d’un examen plus serein de la question.

Partons d’un exemple. Qui ne s’est pas interrogé sur le sens à donner au Parménide de Platon ? Qui n’est pas resté perplexe devant ce dialogue ? Et les mêmes interrogations se posent à propos de l’œuvre de Plotin, lequel s’est principalement inspiré de lui. Il existe une forme de mysticisme antérieur au christianisme et en même temps indemne des religions et mythes anciens qui mérite assurément qu’on s’y attarde. J’ai longtemps cru comprendre que ces pensées-là - guidées par un rapport au langage étranger au nôtre, notamment en raison de la force intrinsèque attribuée aux idées - pouvaient nous permettre de mieux appréhender ce qui retenait l’attention des philosophes antiques. Mais il y a assurément davantage, face à quoi je reste ignorant. Heureusement, il est des philosophes et historiens contemporains - qui ne refusent pas la spiritualité mais qui l’évoquent d’une façon extraordinairement prudente - et qui peuvent peut-être nous aider à approcher le sens de ces textes obscurs. J’ai sur ma table, encore fermés, le Plotin ou la simplicité du regard de Pierre Hadot (4) et Mes leçons d’antan. Platon, Plotin et le néoplatonisme de Lucien Jerphagnon (5). Je ne tarderai sans doute pas à les ouvrir pour y rechercher ce qu’a pu être la spiritualité philosophique antique. Je gage que le temps consacré à ces lectures sera plus fécond que l’assistance à des séminaires qui, comme le dit la publicité, ont l’ambition d’investiguer le sens de cette phrase, prononcée par un professeur d’une business school : « Toute organisation humaine, quelle que soit son but, est spirituelle par essence et n’est jamais uniquement utilitariste, même si elle poursuit un gain matériel ». Sic !

(1) Cf. ma note du 20 juin 2012 (et plus particulièrement la quatrième note de bas de page et les commentaires), ainsi que ma note du 8 août 2012.
(2) Cf. le site cette asbl (association sans but lucratif belge).
(3) Cf. le site de l’intéressé. Je trouve étonnamment spécieux la manière dont il ose évoquer Chétiens et laïques : combattre pour la liberté de Dieu, voilà qui nous manquait !
(4) Gallimard, Folio/essais, 1997 (réédition 2013).
(5) Textes publiés de façon posthume par Jean-Louis Dumas, Les Belles Lettres, 2014.

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