jeudi 15 mai 2014

Note de lecture : George Sand

Une lettre à Flaubert du 14 septembre 1871
de George Sand


Le 14 septembre 1871, George Sand a adressé de Nohant une lettre à Flaubert, lettre qui a été publiée dans le journal Le Temps du 3 octobre 1871 sous le titre “Lettre à un ami”. (1) Sa lecture m’a frappé et j’aimerais dire pourquoi.

Avant tout - je dois le confesser -, j’aime George Sand. Il y a très longtemps de cela, je lus La mare au diable, La petite Fadette et François le Champi avec un plaisir que quelque chose me retenait d’avouer. C’est que son talent fut souvent jugé facile. Quelle erreur ! Sa vie, ses passions, son intelligence, tout la rend estimable. Peut-être mon âge m’incline-t-il à présent à parler de ma tendresse à son égard, elle qui a su faire de la vieillesse quelque chose qui ressemble au bonheur. Peut-être aussi suis-je devenu plus sensible à sa correspondance qu’à ses romans. Peut-être enfin ai-je suffisamment calmé ma rage de justice pour apprécier la façon mesurée dont elle l’a obstinément et raisonnablement recherchée.

Il faut encore que je dise : visiter Nohant - ce que j’ai eu l’occasion de faire - ne peut que renforcer une certaine dilection à son égard. Les lieux sont intacts et empreints de son humeur. On y emménagerait très volontiers, ne serait-ce que pour humer les temps anciens et se donner le loisir de parcourir cette campagne berrichonne qui fut la sienne.

Mais revenons à cette lettre du 14 septembre 1871 et à son contexte, la Commune de Paris récemment réprimée. On imagine difficilement aujourd’hui - alors que l’événement est devenu un mythe révolutionnaire - combien il suscita d’abattement et d’effroi. La France vaincue et occupée par l’armée prussienne avait créé un sentiment de fin des choses empreint d’un grand découragement. Et l’insurrection parisienne fut très souvent vécue comme un désordre de plus. Lorsqu’un fait historique acquiert une valeur à ce point symbolique - comme c’est le cas pour la Commune -, il est indispensable, si l’on tente de voir clair sur ce qu’il fut vraiment, de faire table rase, à la fois de ce que le récit doit à la légende, mais encore et surtout de la suite de l’histoire. Tant d’événements anciens se voient offrir une signification par ceux qui connaissent ce qui s’ensuivit et qui prêtent en conséquence à ceux qui les vécurent des intentions prospectives conformes à ce que les temps postérieurs révélèrent ou à ce qu’il est cru qu’ils révélèrent.

Pour se libérer du mythe, il n’est sans doute pas de meilleur antidote que de mesurer combien les ambitions révolutionnaires les plus estimables furent toujours déçues, au point qu’il convient peut-être de se demander si les mouvements populaires ne sont pas mieux fait pour servir l’arrivisme que l’intérêt collectif. La violence de la révolte, comme celle de sa répression, sert chaque camp lorsqu’il s’agit de se justifier. Et il en va de même des intentions proclamées ou supposées. Mais tout véritable travail historique se doit de faire abstraction de ces partis pris, afin d’étudier les faits et les évaluations auxquelles ils donnèrent lieu sans se préoccuper de ce qui sert un camp ou un autre. Voilà pourquoi il me paraît utile de préciser que je m’intéresse ici à George Sand et à Flaubert, et non à la Commune dont il sera pourtant question.

La profonde amitié qui lia Gustave Flaubert à George Sand - de dix-sept ans son aînée - est d’autant plus intéressante que tout originairement les sépare : le tempérament, le regard sur la vie, la manière d’écrire, et aussi l’espérance politique ; et que leurs divergences les inspirèrent plutôt qu’elles ne les paralysèrent.

George Sand a été conduite à publier une de ses lettres à Flaubert en raison de leurs désaccords à propos de la Commune et de la façon dont il convenait d’interpréter ces événements. Dans un courrier du 8 septembre, Flaubert lui écrivait notamment ceci :
« Pourquoi êtes-vous si triste ? L’humanité n’offre rien de nouveau. Son irrémédiable misère m’a empli d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau. Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du pape, la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. Nous pataugeons dans l’arrière-faux de la Révolution, qui a été un avortement, une chose ratée, un four, “quoi qu’on dise”. Et cela parce qu’elle procédait du moyen âge et du christianisme. L’idée d’égalité (qui est toute la démocratie moderne) est une idée essentiellement chrétienne et qui s’oppose à celle de justice. Regardez comme la grâce, maintenant, prédomine. Le sentiment est tout, le droit rien. On ne s’indigne même plus contre les assassins, et les gens qui ont incendié Paris sont moins punis que le calomniateur de M. Favre. » (p. 255)

À quoi George Sand commence par répondre ceci :
«  Et quoi, tu veux que je cesse d’aimer ? Tu veux que je dise que je me suis trompée toute ma vie, que l’humanité est méprisable, haïssable, qu’elle a toujours été, qu’elle sera toujours ainsi ? Et tu me reproches ma douleur comme une faiblesse, comme le puéril regret d’une illusion perdue ? Tu affirmes que le peuple a toujours été féroce, le prêtre toujours hypocrite, le bourgeois toujours lâche, le soldat toujours brigand, le paysan toujours stupide ? Tu dis que tu savais tout cela dès ta jeunesse et tu te réjouis de n’en avoir jamais douté parce que l’âge mûr ne t’a apporté aucune déception ; tu n’as donc pas été jeune ? Ah ! nous différons bien, car je n’ai pas cessé de l’être si c’est être jeune que d’aimer toujours. » (p. 259)

Qui peut en déduire la nature de ce qui sépare les deux opinions ainsi très schématiquement saisies ? Des âges, des tempéraments, des convictions, des humeurs, que sais-je encore ? Le fait est que l’attitude de Flaubert doit bien des choses à ceux-là - cyniques, sceptiques et autres sardoniques - qui se réfugient dans la désespérance noble. Et s’il semble, dans l’extrait reproduit, attendre peut-être quelque chose de la science, il n’est que lire Bouvard et Pécuchet pour se convaincre qu’il devinera vite ce qu’elle tendrait à devenir. De son côté, il reste chez George Sand une fougue romantique qui balaie allègrement l’acuité flaubertienne au nom de cet élan du cœur, si cher à Rousseau.

Si la divergence m’intéresse autant, c’est parce qu’elle dépasse - je crois - les lucidités, les compréhensions et les sentiments. On peut aisément identifier quelques déterminants aux positions de chacun, mais on reste alors incapables de mesurer ce que le premier moteur intellectuel pousse parfois à embrasser. Flaubert le prétend : il a désespéré dès son jeune âge et - la cause de la littérature mise à part - il s’est attaché à ne voir que la vanité des êtres et des choses, puisant dans cette clairvoyance ce qui suffit à ne pas se suicider. Non seulement je ne ne suis pas très loin de penser ainsi (si ce n’est que ce ne fut pas précocement), mais je serais prêt à y voir encore quelque illusion à propos des mérites de la clairvoyance, sans pour cela me faire sauter la cervelle. Et cependant, quelle force, quelle saveur et quelle vérité dans la manière de voir de George Sand !

C’est que Flaubert - tout bourru qu’il fut - savait aimer : George Sand bien sûr, mais aussi Tourgueniev par exemple, un Tourgueniev dont le Bazarov de Père et fils (2), tout flaubertien qu’il fut, tomba amoureux d’Anna Sergueïevna. La divergence ne s’en résout pas pour autant ; elle éclaire deux faces d’une même pièce qui, pourtant, jamais ne se regarderont. Et c’est de voir trop longtemps l’une que l’envie vient de retourner la chose pour en voir l’autre côté. Je n’aime jamais tant les hommes que lorsque je jouis et me réjouis solitairement de la nature. Et je ne pardonne jamais si facilement aux hommes de me tant ressembler que lorsqu’ils exhibent leurs plus hideux travers.

George Sand n’est pas à l’opposé de la clairvoyance. Elle en manie une autre, qui refuse le tout ou rien, qui ne néglige pas le bons sens et qui satisfait l’ardeur d’aimer. Et sur le plan moral, je ne puis que la rejoindre. Ainsi, lorsqu’elle parle des inégalités et de l’éducation :
« Ce serait donc uniquement le plus ou le moins de ressources acquises qui classerait les hommes en deux camps distincts : On se demande alors où commence le peuple et où il finit car chaque jour l’aisance se déplace, la ruine abaisse l’un, la fortune élève l’autre ; les rôles changent, celui qui était bourgeois ce matin va redevenir prolétaire ce soir, et le prolétaire de tantôt pourra passer bourgeois dans la journée s’il trouve une bourse ou s’il hérite d’un oncle. Tu vois bien que ces dénominations sont devenues oiseuses et que le travail de classement, quelque méthode qu’on voulût y porter, serait inextricable.
Les hommes ne sont au-dessus ou au-dessous les uns des autres que par le plus ou moins de raison et de moralité. L’instruction qui ne développe que l’égoïste sensualité ne vaut pas l’ignorance du prolétaire honnête par instinct ou par habitude. Cette instruction obligatoire que nous voulons tous par respect pour le droit humain n’est cependant pas une panacée dont il faille s’exagérer les miracles. Les mauvaises natures n’y trouveront que des moyens plus ingénieux et plus dissimulés pour faire le mal.
Elle sera, comme toutes les choses dont l’Homme use et abuse, le venin et l’antidote. Trouver un remède infaillible à nos maux est illusoire. Il faut que nous cherchions tous au jour le jour tous les moyens immédiatement possibles, il ne faut plus songer à autre chose dans la pratique de la vie qu’à l’amélioration des mœurs et à la réconciliation des intérêts
(3). La France agonise, cela est certain, nous sommes tous malades, tous corrompus, tous ignorants, tous découragés : dire que cela était écrit, qu’il doit en être ainsi, que cela a toujours été et sera toujours, c’est recommencer la fable du pédagogue et de l’enfant qui se noie. Autant dire tout de suite : Cela m’est égal ; mais si tu ajoutes : Cela ne me regarde pas, tu te trompes. Le déluge vient et la mort nous gagne. Tu auras beau être prudent et reculer, ton asile sera envahi à son tour et en périssant avec la civilisation humaine, tu ne seras pas plus philosophe pour n’avoir pas aimé, que ceux qui se sont jetés à la nage pour sauver quelques débris de l’humanité. Ils n’en valent pas la peine ces débris ; soit ? Ils n’en périront pas moins, c’est possible ; nous périrons avec eux, cela est certain, mais nous mourrons tout vivants et tout chauds. Je préfère cela à un hivernage dans les glaces, à une mort anticipée. Et d’ailleurs, moi, je ne pourrais pas faire autrement. L’amour ne raisonne pas. Si je te demandais pourquoi tu as la passion de l’étude, tu ne me l’expliquerais pas mieux que ceux qui ont la passion de l’oisiveté n’expliquent leur paresse. » (pp. 263-265)

Je m’en veux de ne pas allonger les extraits cités, car rien dans cette lettre ne mérite d’être négligé. Tout cela est daté, faussé par la proximité, inspiré par l’air du temps, déterminé par l’histoire qui fut sienne. Mais c’est aussi plein de justesse, plein d’intelligence, plein de ferveur. En ce compris lorsqu’elle livre son point de vue sur les événements de la Commune, point de vue que je ne voudrais pas passer sous silence :
« Le peuple démocrate allait forcer le peuple bourgeois à tenir parole. Il s’emparait des canons, il allait les tourner contre les Prussiens, c’était insensé mais c’était grand… Point. Le premier acte de la Commune est d’adhérer à la paix, et dans tout le cours de sa gestion elle n’a pas eu une injure, pas une menace pour l’ennemi, elle conçoit et elle commet l’insigne lâcheté de renverser sous ses yeux la colonne qui rappelle ses défaites et nos victoires. C’est au pouvoir émanant du suffrage universel qu’elle en veut, et cependant elle invoque ce suffrage à Paris pour se constituer. Il est vrai qu’il lui fait défaut ; elle passe par-dessus l’apparence de légalité qu’elle a voulu se donner et fonctionne de par la force brutale, sans invoquer d’autre droit que celui de la haine et du mépris de tout ce qui n’est pas elle. Elle proclame la science sociale positive dont elle se dit dépositaire unique, mais dont elle ne laisse pas échapper un mot dans ses délibérations et dans ses décrets. Elle déclare qu’elle vient délivrer l’homme de ses entraves et de ses préjugés, et, tout aussitôt, elle exerce un pouvoir sans contrôle et menace de mort quiconque n’est pas convaincu de son infaillibilité. En même temps qu’elle prétend reprendre la tradition des Jacobins, elle usurpe la papauté sociale et s’arroge la dictature. Quelle république est-ce là ? Je n’y vois rien de vital, rien de rationnel, rien de constitué, rien de constituable. C’est une orgie de prétendus rénovateurs qui n’ont pas une idée, pas un principe, pas la moindre organisation sérieuse, pas la moindre solidarité avec la nation, pas la moindre ouverture vers l’avenir. Ignorance, cynisme et brutalité, voilà tout ce qui émane de cette prétendue révolution sociale. Déchaînement des instincts les plus bas, impuissance des ambitions sans pudeur, scandale des usurpations sans vergogne, voilà le spectacle auquel nous venons d’assister. Aussi cette Commune a inspiré le plus mortel dégoût aux hommes politiques les plus ardents, les plus dévoués à la démocratie. Après d’inutiles essais, ils ont compris qu’il n’y avait pas de conciliation possible là où il n’y avait pas de principes ; ils se sont retirés d’elle avec consternation, avec douleur, et, le lendemain, la Commune les déclarait traîtres et décrétait leur arrestation. Elle les eût fusillés s’ils fussent restés entre ses mains.
Et toi, ami, tu veux que je voie ces choses avec une stoïque indifférence ? tu veux que je dise : l’homme est ainsi fait ; le crime est son expression, l’infamie est sa nature ?
Non, cent fois non.
[…] » (pp. 270-272)

On retrouve là cette inoxydable contradiction entre le savoir et l’action. Flaubert, homme de savoir, Sand, femme d’action ! Avec ce que peut avoir de court, de réducteur, d’approximatif, l’idée que le savoir ainsi opposé à l’action n’est que froideur et rejet du cœur, comme l’idée que l’action ainsi opposée au savoir ne serait qu’enthousiasme et aveuglement. Peut-on en sortir ? Je l’ignore.

Et voilà bien une ignorance dont je souffre. Dès l’instant où je me résous à trancher pour agir, j’entrevois l’erreur, l’ignorance, la faute ; et lorsque je me réfugie dans la recherche du vrai - ô combien stérile ! -, je pâtis de mon immobilité et de mes doutes. En ces temps d’élections, je rêve d’une possibilité impossible : aller à Nohant et y trouver George Sand, ne serait-ce que pour lui demander de me désigner la candidate ou le candidat dont Flaubert n’aurait pas entrevu qu’elle ou il n’était point comme les autres…

(1) Cette lettre figure in George Sand, Gustave Flaubert, Correspondance 1863-1876, Éd. Paleo, Clermont-Ferrand, 2011, pp. 259-272.
(2) Ivan Tourgueniev, Père et fils, trad. de Marc Semenoff, Club bibliophile de France, 1953.
(3) C’est moi qui souligne.

2 commentaires:

  1. Guy Malavialle24 mai 2014 à 06:28

    Merci de nous inciter à ces lectures.
    Lettre 188 de Flaubert à Sand :
    « Nous allons devenir un grand pays plat et industriel comme la Belgique. »
    Clin d’œil pour les citations n’apparaissant pas dans votre note.
    J’ai beaucoup aimé votre métaphore de la pièce aux deux faces suivie de réflexions où l’on peut retrouver les deux styles des grands modèles évoqués.
    George Sand c’est moi ! Gustave Flaubert c’est moi !
    C’est nous en somme.

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    1. Oui. Vous touchez là à quelque chose que l’on pourrait appeler le miracle de la littérature.
      Je ne résiste pas à l’envie un peu futile d’ajouter qu’il me paraît bien injuste d’affirmer que la Belgique est ou fut un grand pays plat et industriel. Non seulement, le sud-est de la Belgique est très vallonné, presque montagneux, mais c’est en bonne partie dans cette région que s’est située l’industrie que Flaubert évoque.
      Merci pour votre commentaire.

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