lundi 6 janvier 2014

Note d’opinion : Saint-Saëns et l’Égypte

À propos de Saint-Saëns et l’Égypte

L’actualité me rend inquiet pour l’Égypte et pour l’ami que j’y ai. Et faute de pouvoir me forger une opinion intelligente sur ce qui s’y passe et sur ce que l’avenir leur réserve, j’ai pensé à Saint-Saëns. Pourquoi Saint-Saëns ? C’est ce que je voudrais tenter d’expliquer.

Adolescent, je m’étais pris de passion pour la musique de Camille Saint-Saëns. C’était sans doute parce que j’ignorais bien des compositeurs au génie plus affirmé. Et aujourd’hui, mes préférences se sont depuis longtemps déplacées. Pourtant, j’écoute toujours avec beaucoup de plaisir ce qui jadis me toucha tant : la symphonie n° 3 en ut mineur opus 78 (1886), le concerto pour violoncelle n° 2 en ré mineur opus 119 (1902), le Requiem opus 54 (1878) ou encore l’Introduction et Rondo capriccioso en la mineur opus 28 (1863). (1) Et lorsqu’une musique de Saint-Saëns est annoncée, je tends l’oreille.

À la fin des années 1880, Camille Saint-Saëns s’est rendu à Louxor. Il en a notamment ramené un concerto, le concerto pour piano et orchestre n° 5 en fa majeur opus 103, (2) surnommé depuis l’égyptien. Il serait évidemment intéressant de se pencher sur ce que cette composition doit à l’orientalisme qui, plus ou moins à la même époque, toucha également la peinture et la littérature. Ce qui est évidemment commun à toutes ces manifestations d’exotisme, c’est la faiblesse du rapport qu’elles entretiennent avec les traits culturels qu’elles ont - au moins partiellement - l’ambition d’emprunter. Il y a là, je crois, ce qui fait le caractère paradigmatique d’un rapprochement interculturel qui suscite une inspiration qui vaut recréation.

Un Égyptien peut-il entendre ce que le concerto a d’égyptien ? Ou bien cet effet sonore est-il réservé à celui qui n’a précisément pas l’oreille habituée au maqâm ? (3) Autrement dit, faire égyptien, comme cela se veut tout particulièrement dans l’andante du concerto, cela n’implique-t-il pas précisément de ne pas être égyptien ?

Mieux qu’en littérature ou en peinture (4) - où la représentation peut plus facilement être confrontée à ce que l’on croit savoir de la réalité - la musique offre l’occasion de mesurer ce que l’emprunt culturel a d’irréductible à une intégration. Ce qui est pris - ou croit être pris - à l’autre culture représente une nouveauté pour la culture emprunteuse, mais est distinct de ce que celle-là possède. D’une certaine manière, il s’agit alors de quelque chose d’universellement nouveau, du moins dans ce que cela combine. L’invention mélodique dont Saint-Saëns fait preuve dans le concerto n° 5 est étrangère à la culture égyptienne, mais il n’en aurait sans doute pas eu l’inspiration s’il n’avait pas séjourné à Louxor.

Il ne faudrait pas beaucoup chercher pour découvrir que très rares sont les innovations, dans quelque domaine que ce soit, qui n’obéissent pas à une logique emprunteuse de cet ordre. Et plutôt que de se réjouir ou de déplorer l’influence qu’une culture peut exercer sur une autre, il serait plus judicieux de s’interroger sur les bienfaits ou les méfaits (5) des variations que cette influence suggère ou dont elle est le prétexte. La xénophobie et la xénophilie y perdraient une grand partie de leur motivation, laquelle s’arc-boute sur une méconnaissance des conditions de migration des traits culturels et sur l’illusion que ce sont les détenteurs du trait migrant qui en imposent le transfert.

Les Égyptiens d’aujourd’hui ne devraient peut-être pas renoncer à s’interroger sur les emprunts culturels qui bouleversent leur quotidien, depuis ceux qui semblent provenir de l’occident jusqu’à ceux dont ils sont portés à situer l’origine sur un autre azimut.

(1) Je suis par exemple beaucoup plus sensible aujourd’hui à la sonate n° 1 pour violon et piano en ré mineur opus 75, dont on trouvera un réjouissant commentaire (et une possibilité d’écoute) sur cette page du blog de Jean-Marc Onkelinx.
(2) L’interprétation de ce concerto par Brigitte Engerer en 2008, avec l’Ensemble orchestral de Paris sous la direction d’Andréa Quinn, bénéficie d’une énergie qui me réjouit. Elle a été éditée chez Mirare sous le n° B001IMFHZ2, en même temps que le concerto pour piano n° 2 en sol mineur opus 22 (dans lequel l’énergie d’Engerer me semble d’ailleurs plus “payante”). Elle n’égale cependant pas, selon moi, celle qu’a offerte Sviatoslav Richter le 3 avril 1965, avec le Leningrad Philharmonic Orchestra dirigé par Kirill Kondrachine. Celle-ci peut être écoutée (sans doute parce qu’elle est libre de tout droit) sur cette page Internet. Il importe bien sûr de tenir compte d’une qualité sonore bien moindre, car ancienne.
(3) Je suis tout à fait ignorant des spécificités techniques de la musique arabe, si ce n’est que je crois savoir que, faute pour beaucoup des instruments classiques de disposer de la possibilité de créer un son placé trois-quart de ton au-dessus du ré ou du si, l’atmosphère arabe est souvent obtenue par les écarts que fournissent par exemple en do majeur le ré, le mi bémol, le fa dièse et le sol. Les spécialistes me pardonneront ce simplisme.
(4) On cite volontiers l’Aziyadé (1879) de Pierre Loti ou Le bain turc (1862) d’Ingres comme témoignages de l’orientalisme, mais il serait sans doute plus intéressant de se pencher sur ses formes plus subtiles que sont par exemple Salammbô (1862) de Flaubert ou La mort de Sardanapale (1827) d’Eugène Delacroix.
(5) Lorsque je parle de méfaits, je veux désigner des traits soi-disant empruntés qui sont le produit de la culture emprunteuse et qui fragilisent certaines de ses valeurs les plus précieuses. Ainsi en est-il, par exemple, de ce qu’on appelle sans vergogne les sagesses orientales, lesquelles sont l’occasion de conforter l’idée qu’une croyance n’est pas tenue d’être rationnellement justifiée et participent en conséquence à ramener la démarche scientifique à un choix subjectif qui ne vaut pas mieux que n’importe laquelle des approches du réel dont l’orient nous indiquerait le chemin.

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