mardi 17 septembre 2013

Note de lecture : Jacques Bouveresse et le positivisme

Essais VI. Les lumières des positivistes
de Jacques Bouveresse


En 2011, Jacques Bouveresse a publié le sixième volume de ses Essais - recueils thématiques d’articles et de conférences -, consacré cette fois aux positivistes (1). Ce n’est pas qu’il soit lui-même positiviste. On ne le surprendra pas à brandir une bannière ! Son souci - assurément ancien - est de dénoncer les dénonciateurs, c’est-à-dire ceux qui dénigrent si facilement les positivistes en restant aveugles aux erreurs que ceux-ci ne commettent pas parce qu’eux-mêmes les perpètrent.

Le livre comprend cinq textes écrits à des époques très différentes, le plus ancien remontant au début des années 70 et le plus récent étant à peine antérieur à la publication de l’ouvrage. Les sujets sont eux-mêmes relativement variés : bien des réflexions émises portent sur Carnap, d’autres sur Schlick, d’autres encore englobent plus généralement les mouvements positivistes et empiristes.

Je fais partie d’une génération - du moins d’une partie d’entre elle - qui a été portée à regarder les choses à la manière des positivistes, c’est-à-dire à prendre acte du réel comme quelque chose qui est extérieur à l’esprit et qui s’impose à lui. L’observation et l’expérience nous semblaient les chemins les plus propices à la connaissance. Bref, la science nous paraissait promise à grignoter l’inconnu, lentement mais sûrement. Et nous jugions les croyances irrationnelles - parmi lesquelles nous n’hésitions pas à compter la religion - erronées, voire ridicules. C’est pourtant cette même génération, et ceux-là même qui pensaient ainsi, qui est devenue la cible et le relais de courants de pensée profondément anti-positivistes. Évidemment, il est compréhensible que le réalisme naïf qui nous caractérisait devait un jour ou l’autre ouvrir la porte à des questions davantage métaphysiques. Mais c’est le côté insidieux de ces théories nouvelles, en ce qu’elles restaient critiques à l’égard des théologies, qui leur a permis de nous distraire des exigences heuristiques de la science. L’ontologie de Sartre, la sémiotique sauvage de Barthes, le structuralisme aventureux de Lacan, le conceptualisme de Deleuze, le généalogisme de Foucault, le déconstructionnisme de Derrida, les exemples n’ont pas manqué de pensées objectivement anti-positivistes et anti-rationnelles qui se donnaient des airs de lucidité, propices à masquer leur mépris de l’empirisme et de la rigueur. L’historicisme a justifié des mises en cause qui ont principalement profité aux opinions approximatives, voire aux plus illogiques. Et il n’est pas exclu que le marxisme et le freudisme aient préparé les esprits aux thèses les plus extravagantes, dans la mesure où ces doctrines ont souvent réussi à se donner pour scientifiques sans l’être.

C’est dire si Bouveresse, qui est resté inébranlablement soucieux d’affirmer la supériorité de la raison, apparaît aujourd’hui comme un de ceux qui ne s’est pas laissé berner par les dérives nietzschéo-heideggeriennes de la philosophie française. Son mérite est d’autant plus grand qu’il l’a payé d’une exclusion des médias. En fait, la solidité de ses idées politiques, qui va de pair avec leur modestie, démasque la naïveté prudhommesque d’un progressisme tel celui des foucaldiens.

Dans le plus ancien des textes réunis dans Essais VI (2), Bouveresse illustre clairement un des aspects importants du problème :
« La thèse selon laquelle toute connaissance non analytique (c’est-à-dire, qui n’est pas de type logico-mathématique) est fondée sur l’expérience est certainement difficile (et même en un certain sens tout à fait impossible) à établir ; mais elle est peut-être, à certains égards, encore plus difficile à rejeter. Un certain nombre de philosophes et d’épistémologues en sont apparemment arrivés, dans notre pays, à disqualifier comme “empiriste” toute philosophie des sciences qui laisse entendre qu’une théorie scientifique doit être en fin de compte, d’une manière ou d’une autre, sous le contrôle de quelque chose comme l’“expérience”, la “réalité”, les “faits”, etc. À une “no-theories-theory [une théorie ‘pas de théorie’]” dont on peut se demander en fait si elle a jamais été défendue sérieusement par qui que ce soit, on oppose une sorte de “no-facts-theory [une théorie ‘pas de faits’]” qui a finalement quelque chose de piquant, puisqu’elle évoque d’assez près une théorie de la vérité-cohérence qui a été défendue précisément à une certaine époque par une partie des néo-positivistes logiques (Neurath, Hempel et, jusqu’à une certain point, Carnap lui-même). Selon cette théorie, la vérité ou la fausseté d’une proposition ne découle jamais d’une confrontation avec la réalité extra-linguistique, mais simplement de sa compatibilité ou de son incompatibilité avec d’autres propositions dans un système, le “vrai” système étant en fin de compte celui qui se trouve être accepté par “les savants de notre époque” (*). Toutes différences étant naturellement réservées, on voit mal comment ceux qui, pour quelque raison que ce soit, nient la référence nécessaire des théories scientifiques à l’expérience (quoi que puisse vouloir dire ici le mot “référence”), espèrent échapper en fin de compte aux inconvénients de la conception “syntaxique” de la vérité, du conventionnalisme et de l’historicisme. » (pp. 136-137)
Ce qui est ici mis en évidence, c’est notamment la nécessité, dans le débat, de moduler ses arguments en fonction des enjeux de la discussion. S’il est vain d’espérer asseoir les mérites de la science sur des certitudes et si, par conséquent, au sein même de la recherche scientifique, tout reste incertain et susceptible d’être contesté, les faiblesses du savoir ne peuvent pour autant devenir des arguments aptes à justifier l’irrationalisme. Tout est une question d’intention. Si les failles de la rationalité sont évoquées pour lui épargner de conforter le faux - ce qui est une façon de mettre la rationalité au service de la rationalité -, elles ne peuvent pour autant devenir des occasions de démission, ce qu’elle sont le plus souvent aujourd’hui. Il est en effet paradoxal que la vigilance heuristique la plus performante devienne le prétexte au “n’importe quoi” : quelles qu’en soient les limites et les insuffisances, la raison reste le seul ressort dont l’esprit dispose pour tenter de démêler le vrai du faux.

Évidemment, la raison ne se confond ni avec le positivisme, ni avec l’empirisme. Pas même avec la science. Mais il lui revient de s’interroger sur les différentes voies de son usage, et notamment sur celles d’entre elles qui favorisent l’empire du désir, de la préférence, de l’orgueil, et donc de l’irrationalité. L’histoire a son poids propre, assurément. Et le langage aussi. Mais rien de ces influences ne doit capter de façon exclusive la cause de la raison, laquelle restera un guide qui trébuche. Voilà pourquoi il faut éviter coûte que coûte la logique des courants, des factions et des chapelles. (3) J’ai récemment eu sous les yeux une phrase très intéressante d’Hannah Arendt - laquelle défendit envers et contre tout l’idée que la philosophie politique constituait une priorité absolue (ce dont j’ai quelques difficultés à me convaincre) -, une phrase qui suggère une mesure mesurée de la raison : « Si l’on désire apaiser le sens commun - si gravement offensé par le besoin qu’a la raison de poursuivre, sans savoir où elle va, sa quête de signification -, il est tentant d’expliquer ce besoin par l’unique motif que le penser est le préalable indispensable pour décider ce qui sera et pour évaluer ce qui n’est plus. » (4)

Essais VI de Bouveresse vaut pour la diversité des angles qu’il adopte pour étudier les positivistes et pour les rappels des questions pertinentes qu’ils ont posées. Ainsi, il est fructueux de rendre compte comme il le fait des objections que Moritz Schlick a soulevées à propos des propositions synthétiques a priori de Kant et, dans la foulée, comment Schlick s’est positionné vis-à-vis de la phénoménologie husserlienne.
« Pour ce qui est de Husserl, son cas est beaucoup plus grave que celui de Kant, car il tombe sous le coup de la critique générale que Schlick formule contre les philosophes de l’intuition, qui confondent le connaître, au sens de “kennen” (la connaissance d’une chose par contact ou expérience directs), avec le connaître, au sens proprement dit, celui d’“erkennen” (la connaissance conceptuelle et propositionnelle) : “Nous entrons en contact [kennen] avec toutes les choses par l’intuition, car tout ce qui nous est donné du monde nous est donné par l’intuition ; mais nous ne connaissons [erkennen] les choses que par la pensée, car la mise en ordre et en relation qui sont nécessaires pour cela constituent précisément ce qu’on désigne comme étant la pensée. La science ne nous fait pas entrer en contact avec les choses, elle nous apprend à comprendre, à concevoir celles avec lesquelles nous sommes en contact, et cela s’appelle précisément connaître.” (**) La tâche de la science est de nous apprendre à connaître, au sens de l’“Erkenntnis”, ce que nous connaissons déjà, au sens de la simple “Kenntnis”. C’est le thème qui sera repris plus tard dans “Le vécu, la connaissance, la métaphysique” (***). Schlick conteste radicalement l’existence d’objets dont devrait s’occuper une science qui se distinguerait à la fois de la logique et de la psychologie et qui serait plus fondamentale qu’elles, à savoir la phénoménologie. “L’idée fondamentale de celle-ci, écrit-il, repose sur la distinction entre l’intuition empirique, par laquelle nous sont données (par exemple, dans la perception) des choses existantes, réelles, et une ‘vision des essences’ pure, par laquelle nous ‘appréhendons’ intuitivement l’essence des objets regardés - donc également des ‘concepts’ - de façon complètement indépendante de leur existence réelle ou possible.” (****) [...], Schlick estime qu’en cherchant à réhabiliter l’idée d’un a priori matériel ou contentuel Husserl a surtout montré qu’il n’avait pas compris la chose qui était vraie et importante dans la conception kantienne de l’a priori, à savoir que l’a priori ne peut avoir trait au contenu, mais seulement à la forme de la connaissance, autrement dit, ne peut être que formel. » (pp. 204-205)
Si je livre cet extrait, ce n’est pas avec l’espoir de rendre clair ce qui mérite d’être clarifié. Il en faudrait bien davantage. (5) Il s’agit simplement de donner à mesurer les liens et les débats complexes que Bouveresse met en évidence et qui ont caractérisé les rapports entre le positivisme et l’empirisme, d’une part, les idéalismes kantien et husserlien, d’autre part.

Avant même d’être en mesure de comprendre l’importance que Bouveresse accorde à l’analyse de l’œuvre de Carnap dans Essais VI, mais aussi et surtout celle qu’il a accordée à Wittgenstein depuis si longtemps, il est indispensable d’être réceptif, je crois, à une certaine syntaxe à laquelle une grande partie de la philosophie française - en tout cas celle qui s’est acquis la plus grande renommée - a rendu sourd.

Pourquoi y suis-je moi-même devenu réceptif ? Peut-être est-ce la lointaine trace - qui sait ? - des cours que Philippe Devaux professait dans les années 60.

(1) Jacques Bouveresse, Essais VI. Les lumières des positivistes, Agone, 2011.
(2) Il s’agit de “La théorie et l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique” qui a été publié en 1973 dans le tome VIII de l’Histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet (Hachette, pp. 76-134) et qui occupe les pp. 135-194 des Essais VI.
(*) Lire notamment la critique de Russel, Signification et vérité (1940), traduit de l’anglais par Philippe Devaux, Flammarion, chap. X ; et celle d’Alfred J. Ayer, “Verification and Experience”, Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 37, 1936-1937, reproduit in Alfred J. Ayer (dir.), Logical Positivism, The Free Press, New York, 1959, p. 228-243.
(3) C’est en se retournant vers ses propres jugements antérieurs que l’on découvre que l’on a cédé malgré tout à cette logique, ou encore - détermination plus sournoise - qu’on l’a exagérément combattue, ce qui est encore une manière de lui obéir. Ainsi, par exemple, n’ai-je pas été trop sévère avec Roger Pouivet dans la note que j’ai consacrée à un de ses livres le 30 juin 2009 ? Et trop complaisant vis-à-vis de Pascal Chabot dans cette autre note du 18 mai 2011 ?
(4) Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. de l’anglais par Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, Points, 1991, p. 17.
(**) Moritz Schlick, Théorie générale de la connaissance [Allgemeine Erkenntnislehre, 1918-1925], traduit de l’allemand par Christian Bonnet, Gallimard, 2009, p. 139.
(***) Rudolf Carnap, Hans Hahn, Otto Neurath, Moritz Schlick & Friedrich Waismann, Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, Antonia Soulez (dir.), Vrin, 2010, p. 175-189.
(****) Mortiz Schlick, Théorie générale de la connaissance, p. 209-210.
(5) Sur les rapports entre les logiciens et la phénoménologie (qui n’est prise ici comme exemple que parce qu’elle a si profondément influencé la philosophie française du XXe siècle), il est recommandé de se reporter aux cours que Jacques Bouveresse a donnés sur Kurt Gödel entre 2003 et 2006 au Collège de France (on peut consulter les résumés sur le site du Collège et écouter certains des cours ici ou ici ou encore ici).


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Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

4 commentaires:

  1. Ce livre de Bouveresse est très difficile à lire. Voilà ce qu'il faudrait d'abord en dire ! N'est-il pas ?

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    1. C’est exact, la lecture de Bouveresse n’est pas aisée. Encore faut-il comprendre pourquoi, ce qui devrait stimuler le courage de s’y coller.
      Evidemment, les questions traitées ne sont pas simples. Elles concernent la philosophie, et plus particulièrement un versant de la philosophie qui ne suscite chez certains pas le moindre intérêt. Des mains de ceux-là le livre devrait effectivement tomber.
      Pour les autres, il est important de remarquer que Bouveresse n’expose jamais ses propres conceptions philosophiques (même s’il ne les dissimule pas à l’occasion). Le plus souvent, il analyse et commente des auteurs qui en ont eux-mêmes analysés et commentés d’autres, lesquels ont parfois fait pareil. Ainsi, dans le dernier article du recueil consacré à La syntaxe logique du langage de Carnap, Bouveresse épluche ce que Alberto Coffa a écrit à propos de la façon dont Carnap juge certains écrits de Wittgenstein. L’imbrication - inévitable en pareil cas - des idées de chacun présente une difficulté de lecture considérable, c’est incontestable. En même temps, on ne peut que se réjouir du travail réalisé par Bouveresse, qui représente sans doute la seule manière d’éviter bien des contresens, y compris et surtout lorsque Bouveresse lui-même avoue ne pas être en mesure de les éviter et explique pourquoi.
      Cela dit, n’allez surtout pas croire que j’aie tout compris et, moins encore, que je puisse mémoriser et intégrer dans mes propres façons de penser les multiples ouvertures qu’offre Bouveresse à chaque page. Lorsqu’on n’est en aucune façon spécialiste des questions traitées, il faut savoir se borner à satisfaire une curiosité qui s’alimente de chaque paragraphe au prix d’un oubli rapide dès les suivants. Il en reste quelque chose, assurément. Mais il est bien malaisé de dire quoi, si ce n’est ce que j’ai eu l’audace de mettre dans ma note.
      Merci pour votre commentaire.

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  2. Dans la cinquième phrase du troisième paragraphe de votre note, vous écrivez : « ceux-là même qui ». Il me semble que la bonne orthographe est : ceux-là mêmes qui.
    Vous excuserez cette suggestion orthographique que je ne me permets que parce que vous paraissez soucieux de bien écrire, ce qui est devenu si rare aujourd’hui.

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    1. Vous avez raison si mêmes est un adjectif qualifiant ceux-là. C’est du reste ainsi écrite qu’on trouve le plus souvent l’expression. Je persiste néanmoins à préférer le singulier, car en l’occurrence j’entends personnellement même comme un adverbe ; j’aurais tout aussi bien pu écrire : ceux-là précisément qui.
      Merci d’être attentif à l’orthographe, laquelle est souvent discutable et rarement discutée.

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