lundi 19 août 2013

Note de lecture : Platon

Ménon
de Platon


Le langage est fourni en concepts abstraits, notamment en rapport avec les moments les plus concrets de la vie. Ainsi du courage. Qui ignore en quelle circonstance il en faut, qui en fait preuve, qui en manque ? Mais aussi, qui peut dire en quoi le courage consiste, qui en détient, de quel secours il est ? Il en va ainsi des vertus dont on comprend qu’elles soient souhaitables, mais dont la nature reste très incompréhensible et l’origine obscure. Sans parler de ce qu’elles doivent à la volonté, laquelle n’est pas moins énigmatique.

Bien sûr, chacun sait qu’il convient quelquefois de résister, de s’opposer, de tenir, et c’est alors qu’on parle de courage. Je le fais aussi, évidemment. Mais l’interrogation demeure, d’autant que l’on reste totalement ignorant de ce qui pousse à réussir ou à faillir.

La philosophie a souvent agité l’idée que le courage serait la principale des vertus dont la poursuite peut conduire au bonheur. Mais qu’est-ce qu’une vertu ? Y pensant, j’ai rouvert Platon et son Ménon (1).

Est-il aussi certain que cela que le sujet du Ménon soit la vertu ? Dans le titre complet, le mot s’y trouve. Pourtant, le plus intéressant de ce qu’on y lit pourrait concerner la science, ou l’enseignement. La question est dans le fond de peu d’importance, tant tous ces mots doivent être entendus dans un sens qui est loin de celui qu’on leur donne aujourd’hui. Je pense que deux problèmes se conjuguent pour inciter à une lecture prudente. Le premier, c’est celui auquel les philologues sont censés porter remède, à savoir le gouffre qui sépare la langue grecque ancienne de la langue vernaculaire contemporaine, le signifiant d’alors du signifiant d’aujourd’hui. Et puis, le second, c’est la réalité du signifié à une époque aussi lointaine et tout ce qui la distingue de ce qui fonde le signifié actuel. Cette distance, elle brouille le texte et, en même temps, elle n’est perceptible que par le texte, ou du moins par son propre contexte. À ceux qui osent s’affirmer en désaccord avec Platon, il est utile de rappeler le mot d’Alain, si pertinent en l’occurrence : « [...] longtemps avant de pouvoir critiquer, il faut passer des années à comprendre. » (2)

La vertu, Socrate et Ménon l’abordent de façon différente. Le premier s’attache - voudrait tout au moins s’attacher - à savoir ce que c’est ; le second insiste pour savoir si elle s’enseigne. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de savoir. Le Théétète, qui est très probablement postérieur au Ménon (3), consacre bien des réflexions au savoir. On y découvre notamment cette définition qu’aime citer Bouveresse (4) : « une opinion droite accompagnée de sa justification » (5). Cependant, bien qu’il argumente là en faveur de cette caractérisation du savoir, il serait hasardeux d’affirmer qu’il l’approuve totalement. C’est que le Théétète est un dialogue de la période dite dialectique - on en veut pour preuve l’évocation que Socrate y fait in fine de son « art d’accoucheur » (6) -, mais même encore un dialogue quelque peu socratique, donc sceptique, puisque Socrate, en concluant, détruit en un instant tout ce qu’il a mis si longtemps à construire : « Concluons donc, Théétète, que ni la perception, ni le jugement vrai, ni, accompagnant le jugement vrai, la justification qui vient s’y ajouter, ne pourraient constituer une connaissance. » (7)

Dans le Ménon, le savoir est simplement repéré par l’enseignement auquel il donne lieu. Simplement n’est pas le mot approprié, car des questions surgissent immédiatement : qui enseigne ? pourquoi celui qui enseigne peut-il légitimement le faire ? Et l’on découvre que Socrate (celui de Platon) ne parle que des enseignants professionnels :
« [...] Si nous voulions que Ménon devînt un bon médecin, chez quels maîtres l’enverrions-nous ? Ne serait-ce pas chez les médecins ?
[...]
Et si nous voulions qu’il devînt un bon cordonnier, ne l’enverrions-nous pas chez les cordonniers ?
[...]
Et de même pour les autres professions ?
[...]
C’est chez les médecins, disons-nous, qu’il conviendrait de l’envoyer, si nous voulions faire de lui un médecin. En parlant ainsi, ne voulons-nous pas dire qu’il serait sage à nous de l’envoyer chez des hommes qui professent cet art plutôt que chez ceux qui ne le professent pas, chez des hommes qui prennent un salaire pour cela et s’offrent publiquement pour maîtres à qui veut venir prendre leurs leçons ? N’est-ce pas en égard à tout cela que nous ferions bien de l’y envoyer ? » (Chambry, pp. 360-361)

Jusque-là, même si nous vivons des temps où la confiance en les maîtres a été considérablement ébranlée, l’argument paraît raisonnable. Le seul élément qui trouble, c’est cette référence au salaire que l’on pourrait juger superflue. Mais un petit coup de théâtre va tout remettre en cause, alors que Socrate interroge Anytos (8) sur ceux auprès de qui il faut en apprendre sur la vertu :
« [...] N’est-il pas évident, d’après ce que nous venons de dire, que ce doit être chez ceux qui font profession d’être des maîtres de vertu et qui s’offrent publiquement, moyennant un salaire fixé, à instruire indistinctement tous les Grecs qui le désirent ?
ANYTOS - Et qui sont ces gens dont tu parles, Socrate ?
SOCRATE - Ce sont, tu le sais sans doute aussi bien que moi, ceux qu’on appelle sophistes.
ANYTOS - Par Héraclès, Socrate, parle mieux. A Dieu ne plaise qu’aucun de mes parents, ni de mes proches, ni de mes amis, qu’il soit de notre ville ou étranger, soit pris d’une telle folie qu’il aille se gâter chez ces gens-là ; car ils sont manifestement une peste et un fléau pour ceux qui les fréquentent.
» (Chambry, p. 361) (9)

Laissons-là la question des sophistes, tels qu’ils sont ici interpellés. (10) Si Socrate ironise sur l’enseignement de la vertu, c’est qu’il doute qu’il soit possible. (11) Il en veut pour preuve l’incapacité en laquelle furent les grands vertueux du passé de transmettre leurs qualités à leurs enfants. Et d’ailleurs, si seul le savoir s’enseigne, il ne peut s’agir d’une véritable transmission, mais plutôt d’un ressouvenir (ἀνάμνησις). Et c’est ce qui nous vaut l’étrange passage du Ménon sur la réminiscence. On connaît cette idée (12) - que l’on juge souvent plus platonicienne que socratique - qui veut que nous n’ayons d’autres connaissances que celles que nous arrivons - parfois difficilement - à faire resurgir de ce que l’âme a connu avant la naissance. C’est dans ce passage célèbre que se trouve ce qui en serait la démonstration, à savoir l’interrogatoire d’un esclave destiné à l’amener à se ressouvenir de ce qu’est la longueur du côté d’un carré dont la surface est le double de celle d’un autre carré de deux pieds de côté. Cette longueur incommensurable (√8) ne peut que s’apercevoir grâce à la diagonale du carré de deux pieds de côté. Et pour amener l’esclave à ce constat, Socrate se contente de l’interroger, ce dont il prend Ménon à témoin tout au long de la démonstration :
« Regarde-le maintenant se souvenir progressivement, comme on doit se souvenir.
[...]
Remarques-tu encore, Ménon, à quel point il en est à présent dans le chemin de la réminiscence ?
[...]
Examine maintenant ce qu’à la suite de cet embarras il va découvrir en cherchant avec moi, sans que je fasse autre chose que l’interroger, sans lui rien enseigner. » (Chambry, pp. 346, 349, 350)
L’embarras dont il est là question est celui dans lequel l’esclave serait plongé d’avoir compris qu’il ne savait pas. Le voilà engourdi, telle la torpille à laquelle Ménon avait comparé Socrate et que ce dernier avait voulue aussi engourdie que ses victimes (13).

Oserais-je dire que je ne suis guère convaincu par cette hypothèse du ressouvenir, pas davantage que par l’idée d’une âme dont l’existence précéderait la naissance et persisterait après la mort ? Je suis même porté à lire l’interrogatoire de l’esclave comme plus révélateur d’une démarche analytique permettant de pénétrer ce qu’on ignore, que comme un exemple de résurgence d’un savoir enfoui. « [...] si pendant le temps où il est homme et celui où il ne l’est pas, il a en lui des opinions vraies qui, réveillées par l’interrogation, deviennent des sciences, ne faut-il pas que son âme ait été savante de tout temps ? » (Chambry, p. 353) demande Socrate. En ce qui me concerne, la principale question est : qu’appelle-t-il opinion vraie ? Car les vertueux - principalement ces grands hommes qui ont bien dirigé les cités - « n’étaient point tels par la science. [...] Si ce n’est point par la science, il reste que ce soit par l’opinion vraie. » (Chambry, p. 374)

L’opinion vraie ou opinion droite (encore certains estiment-ils que les deux expressions n’ont pas tout à fait le même sens) est une vérité pensée, fût-ce en ignorant qu’elle est vérité. C’est évidemment un concept qui n’a vraiment de sens que pour un idéaliste. Et la conclusion n’est donc pas étonnante : « [...] il est clair que c’est par une faveur divine que la vertu arrive à ceux qui la possèdent. » (Chambry, p. 375)

Plaisante conclusion, je trouve, en ce que ce qui est voulu par Dieu est ici indécidable d’une autre façon. La vertu n’a pas de fondement repérable et elle advient à certains et manque à d’autres sans que l’on puisse savoir pourquoi. Et il en va de même pour le courage. Si bien que l’on aime les courageux non pour leur mérite - ils n’en ont pas -, mais pour l’impression d’encouragement qu’ils procurent.

(1) J’avais deux versions sous la main : Platon, “Ménon ou de la vertu” in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, pp. 513-557 ; Platon, “Ménon (ou sur la vertu, genre probatoire)” in Protagoras - Euthydème - Gorgias - Ménexène - Ménon - Cratyle, trad. par Émile Chambry, Garnier Frères, 1967, pp. 323-375. Un ami m’a dit du bien de la traduction de Luc Brisson, mais je n’ai pas attendu d’en disposer pour écrire.
(2) Alain, Histoire de mes pensées, Gallimard, 1936, p. 84.
(3) Cf. Raymond Simeterre, “La chronologie des œuvres de Platon” in Revue des études grecques, 1945, vol. 58, n° 274-278, pp. 146-162. Ce texte est disponible sur Internet en cliquant ici.
(4) Jacques Bouveresse préfère dire « une croyance accompagnée de sa justification », ce qui évite d’entrer dans les subtilités séparant l’opinion vraie et l’opinion droite. On peut notamment l’entendre en parler dans le film de Gilles L’Hôte, Le besoin de croyance et le besoin de vérité - Les intellectuels et les médias (À la source du savoir, 2008).
(5) Platon, “Théétète ou de la science” in Œuvres complètes II, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 188.
(6) Ibid., p. 191.
(7) Ibid.
(8) Anytos est un démocrate, ami de Thrasybule et avec lui vainqueur en -403 des Trente. Il sera en -399 un des trois accusateurs de Socrate. Il hait les sophistes, ainsi que Socrate qu’il prend pour l’un des leurs.
(9) La traduction de Robin donne à l’indignation d’Anytos davantage de violence encore : « Par Hercule ! ne me porte pas malheur, Socrate ! Puisse personne dans mon entourage, non plus que dans mes proches ou mes amis, ni concitoyen, ni étranger, n’être jamais la proie d’une démence assez grande pour aller trouver ces gens-là et se laisser souiller par eux ! Car ils sont bien une cause manifeste de souillure et la perte de ceux qui les fréquentent ! » (p. 544)
(10) J’incline à croire qu’il y a quelque chose d’énigmatique dans le fait qu’un démocrate puisse tant haïr les sophistes, alors que ceux-ci enseignent l’efficacité persuasive (au détriment de la vérité). Anytos, il est vrai, avoue peu après qu’il les connaît mal. Et, après tout, si la rhétorique a beaucoup servi les démagogues, nous ne sommes encore qu’au début du IVe siècle, avant les beaux jours de la sophistique.
(11) Cette impossibilité est expliquée par un sophisme célèbre : nous ne pouvons rechercher ce que nous ignorons, puisque nous ignorons ce qu’il faut chercher ; et ce que nous connaissons n’est plus à rechercher.
(12) Voir notamment Platon, “Phédon” in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, pp. 787-788.
(13) « Quant à moi, si la torpille est elle-même engourdie quand elle engourdit les autres, je lui ressemble ; sinon, non. » (Chambry, p. 342)

2 commentaires:

  1. La citation d'Alain dans l'édition 1968 se trouve à la page 58 de Histoire de mes pensées - Rouen.

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  2. Bibliothèque de La Pléiade, Les Arts et les Dieux, pour complète information.

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