dimanche 21 juillet 2013

Note de lecture : Benoît Peeters

Derrida
de Benoît Peeters


Je vais parler de ce que je ne connais pas : l’œuvre de Jacques Derrida. Et il me faut d’abord expliquer pourquoi je ne la connais pas, afin que ce que je vais en dire ne soit pas pris pour une audace insigne.

Même pour ceux dont j’ai cherché à lire la totalité de l’œuvre, je n’ai jamais été animé, en lisant, par les soucis d’exhaustivité, de précision, de comparaison et d’analyse qui doivent présider à toute recherche digne de ce nom. Même si je n’aime guère cela, même si j’aurais apprécié être autre, ma pratique de la lecture est souvent dilettante. Et je n’ai donc aucun droit - sinon par jeu - à opposer mes conclusions - si tant est que j’en aie - à qui que ce soit. Reste qu’un lecteur, à quelque genre qu’il appartienne et quel que soit le sérieux avec lequel il rend compte de ses lectures, témoigne, par ce qu’il retient, d’une certaine vision des choses qui s’inscrit dans l’espace des pensées possibles. Et l’effort fait pour ne pas dire n’importe quoi, quelle que soit la faiblesse des moyens intellectuels et des méthodes suivies - fussent-elles implicites -, appartient à une posture possible.

Évidemment, les choix de lecture sont au moins aussi significatifs que le profit que l’on croit en tirer. Ils traduisent quelque chose comme une histoire personnelle de la lecture qui n’a jamais rien de gratuit.

Ma première rencontre avec Derrida - je m’en souviens très bien - remonte à 1980. Je lisais alors La distinction de Bourdieu et je fus intrigué par ce qu’il y disait de certains propos tenus dans Diagraphe, dans Mimesis des articulations et dans La vérité en peinture sur La critique du jugement de Kant. De ces propos, j’avais retenu - peut-être de façon exagérément simpliste - que Derrida, en faisant mine de pousser l’analyse du texte de Kant au-delà de ce qui en fut jamais dit, perpétuait néanmoins ce que Bourdieu dénonçait. Le reproche fait par celui-ci était notamment formulé comme suit :
« Faute d’être aussi des ruptures sociales faisant réellement leur deuil des gratifications associées à l’appartenance, les ruptures intellectuelles les plus audacieuses de la lecture pure contribuent encore à arracher le dépôt de textes consacrés à l’état de lettre morte, de document d’archives, tout juste bon pour l’histoire des idées ou la sociologie de la connaissance, et à en perpétuer l’existence et les pouvoirs proprement philosophiques en le faisant fonctionner comme emblème ou comme matrice de discours qui, quelle que soit leur intention déclarée, sont toujours aussi des stratégies symboliques empruntant aux textes consacrés l’essentiel du pouvoir qu’ils exercent. » (1)
J’avais alors ouvert La vérité en peinture (2), sans pourtant arriver à le finir, tant le style me paraissait mieux fait pour impressionner que pour donner à comprendre. Quelque temps plus tard - je ne sais plus trop quand -, j’ai lu avec intérêt De la grammatologie (3), un ouvrage qui avait alors près de vingt ans d’âge. Avec intérêt, mais vite incrédule devant les façons que Derrida avait là de déplacer sans motif apparent l’angle sous lequel Lévi-Strauss et Rousseau avaient, chacun pour leur part, dans un contexte précis, choisi de parler de l’écriture et de la langue. Enfin, mu par je ne sais quel penchant masochiste - puisque je n’aimais aucun de ses deux auteurs -, j’ai lu au début des années 2000 le livre d’entretiens que Derrida a publié en collaboration avec Élisabeth Roudinesco : De quoi demain... dialogue (4). C’est dire si je ne connais rien de l’œuvre volumineuse de Derrida.

Qu’est-ce qui m’a conduit à ne pas lire Derrida ? Sans doute, avant tout, l’idée - dont j’ignore toujours aujourd’hui si elle était pertinente - qu’il s’autorisait des interprétations dont l’audace le disputait à la gratuité. Lorsque le style se fait obscur pour traduire (ou simuler) la profondeur, la question se pose alors : l’auteur est-il lui-même dupe ou joue-t-il la comédie ? (5) Je ne perds évidemment pas de vue le nombre considérable de ceux qui ont non seulement accepté de reconnaître à la démarche de Derrida une signification décisive, mais ont même voulu la prolonger. Personnellement, je ne puis y voir que la marque du succès, non celle de la sagacité.

Évidemment, tout cela n’exclut nullement que celui sur lequel j’ai osé porter un jugement aussi hâtif n’ait pas, à l’occasion, défendu certaines idées intelligentes, pertinentes et que je ne désapprouverais pas. En pareil cas, la vérification - qui réclame la lecture attentive de l’œuvre ou de sa plus grande part - rend le jugement préalable pratiquement inutile, puisque son but est précisément de m’éviter cette lecture-là.

En y réfléchissant bien, il n’est pas impossible que ce qui m’a poussé à ne pas revenir sur mon rejet de Derrida, c’est ce que celui-ci devait - aux dires de beaucoup - à la psychanalyse. Non que j’aie eu des difficultés à admettre le poids de déterminations inconscientes sur le comportement, mais plutôt des réticences à supposer que celles-ci forment quelque chose qui mérite de s’appeler l’inconscient et à accepter l’idée que cet inconscient puisse être révélé - de quelque façon et aussi peu que ce soit - par la psychanalyse, ou encore guéri par elle. Et ces réticences n’ont fait que croître au fil du temps. (6)

Il n’y a pas loin de trois ans que me fut offert, par quelqu’un qui m’est très cher, le Derrida de Benoît Peeters (7). Et je ne l’avais pas ouvert. Et puis, tout dernièrement, je me suis dit que je pourrais peut-être me faire une idée de la justesse de ma prévention en lisant cette biographie, qui au moins n’exigeait pas d’entrer dans les textes abscons ou prétentieux de l’intéressé ; vérification que l’on pourrait juger bien insuffisante, j’en conviens, mais proportionnée à l’effort que je voulais bien faire à cet égard.

Que penser de la biographie de Benoît Peeters ? Il ne cache pas son admiration pour Derrida, mais donne des gages d’objectivité sous la forme d’un équilibre entre les critiques et les éloges rapportés, un peu à la manière des journalistes. J’eusse préféré qu’il entre lui-même à l’occasion dans l’explication de texte et fasse l’effort de rendre compte ce qu’il juge précisément comme un apport de Derrida à la philosophie. Mais, dira-t-il sans doute, il n’est pas philosophe. Reste pourtant que certains des propos qu’il rapporte, ou même qu’il tient, sont à ce point cruels pour Derrida que l’on s’interroge sur la possibilité que Benoît Peeters avait alors de lui conserver son admiration. Quelques exemples.

« Je suis profondément persuadé, contre Wittgenstein dont vous connaissez sans doute le mot, que “ce qu’on ne peut pas dire, il (ne) faut (pas) le taire.” » (8)
Sans être bénigne, une telle affirmation peut encore être comprise comme révélant un souci de ne pas se fermer à l’indicible.

Plus troublants, ces propos échangés à l’issue d’une communication présentée par Derrida, lors d’un colloque en 1966 :
« Jean Hyppolyte s’avoue aussi désorienté qu’admiratif : “Je ne vois pas exactement où vous allez”, lui dit-il. “Je me demandais moi-même si je sais où je vais, lui répond Derrida. Je vous répondrai donc en disant que j’essaie précisément d’atteindre ce point où je ne sais plus moi-même où je vais.” » (9)

Il arrive que l’on puisse croire un instant à de l’ironie, comme lorsqu’on apprend comment il répond à un éloge sur l’anglais dont il use lors de ses exposés aux USA :
« Samuel Weber s’en souvient : “Un jour, un de ses auditeurs a voulu le rassurer : ‘Votre anglais est excellent, on comprend tout.’ Et Derrida lui a répondu : ‘C’est bien le problème, je ne parviens qu’à me faire comprendre.’ » (10)

Plus rien d’ironique, pourtant, dans les éclaircissements qu’Alan Bass obtient lorsqu’il s’attèle à traduire La carte postale (1980) :
« dans la phrase “Est-ce taire un nom ?”, il faut lire aussi “Esther”, qui est l’un des prénoms de ma mère, mais aussi un prénom biblique très actif dans le livre. » (11)

Et lorsque Peeters s’exprime sur l’estime que Derrida se portait à lui-même, on reste stupéfait :
« Beaucoup de ses proches évoquent son narcissisme. Si certains le qualifient de “monstrueux”, c’est parce qu’il va bien au-delà du narcissisme classique : Derrida le pratique avec une démesure qui remet en question les frontières et en fait un geste philosophique. » (12)

Mais il y a pire. Car autant Derrida est présenté comme quelqu’un qui choisit toujours la radicalité, y compris dans l’amour et dans la haine qu’il ressent au quotidien, autant Peeters nous fait aussi constater qu’il pousse à l’occasion la complaisance au-delà de ce que la moralité la plus élémentaire peut exiger. Ainsi, après diverses révélations relatives à l’engagement nazi de Heidegger, ces mots inouïs :
« Je crois que, peut-être, Heidegger s’est dit : je ne pourrai prononcer de condamnation contre le nazisme que si je peux la prononcer dans un langage non seulement à la mesure de ce que j’ai déjà dit, mais aussi à la mesure de ce qui s’est passé là. Et de cela, il n’en était pas capable. [...] Et je considère que le silence terrifiant, peut-être impardonnable de Heidegger, l’absence de phrases de celles que nous voulons entendre, [...] cette absence-là nous laisse un héritage, nous laisse l’injonction de penser ce qu’il n’a pas pensé. » (13)
C’est évidemment beaucoup plus grave que s’il avait contesté les révélations, de bonne foi s’entend.

Je n’ai pas la possibilité de juger de la fidélité de la biographie de Peeters par rapport à ce que fut Derrida. Peut-on d’ailleurs jamais juger de ce type de fidélité, la biographie étant un genre très problématique ? Benoît Peeters ne l’ignore pas ; il en parle dans les carnets qu’il a tenu durant la rédaction de son Derrida (14).

Il n’était sans doute pas possible d’évoquer cette vie sans donner une place importante à la fureur des conflits parisiens que suscite le désir de suprématie intellectuelle. Et il n’est pas impossible que le grand n’importe quoi proféré par les vainqueurs doive davantage à cette lutte qu’à leur capacité intrinsèque à penser. Reste que, lors même que ce livre de Peeters se veut un hommage, j’en suis sorti avec une aversion renforcée envers un auteur dont je crois devoir me détourner, sans même l’avoir lu.

(1) Pierre Bourdieu, La distinction, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1979, p. 581.
(2) Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion, Champs, 1978.
(3) Jacques Derrida, De la grammatologie, Éd. de Minuit, 1967.
(4) Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain... dialogue, Fayard/Galilée, 2001.
(5) Noam Chomsky a un jour décrit Lacan comme « un charlatan conscient de l'être qui se jouait du milieu intellectuel parisien pour voir jusqu'à quel point il pouvait produire de l'absurdité tout en continuant à être pris au sérieux » (Radical philosophy, no 53, août 1989, p. 32). J’ignore toujours aujourd’hui s’il avait raison. Mais je n’ai pas la certitude qu’il avait tort. Il n’est pas interdit de nourrir la même hésitation au sujet de Derrida.
(6) Je ne puis mieux faire comprendre mes réticences qu’en reproduisant un extrait des notes prises par Rush Rhees après des conversations menées avec Ludwig Wittgenstein en 1946 à propos de L’interprétation des rêves de Freud : « Cette lecture m’a fait sentir combien cette façon de penser dans son ensemble demande à être combattue. / Quels que soient les rêves (ses propres rêves) que Freud rapporte, je peux arriver par association d’idées aux mêmes résultats que ceux qu’il obtient par son analyse - bien qu’il ne s’agisse pas de rêves que j’aie faits. Et mes associations vont se dérouler selon mes propres expériences, et ainsi de suite. / Le fait est que chaque fois que quelque chose vous préoccupe, des soucis, un problème qui importe beaucoup dans votre vie - tel le problème sexuel - peu importe ce dont vous partez, vous serez finalement et inévitablement ramené à ce thème constant. Freud remarque à quel point le rêve paraît logique, une fois analysé. Bien sûr, il paraît logique. / Vous pourriez partir de n’importe lequel des objets qui sont sur cette table - ce n’est certainement pas l’activité déployée au cours de votre rêve qui les y a mis - et vous trouveriez qu’ils peuvent tous se relier dans une trame de même genre ; et cette trame serait logique de la même façon. / Il se peut qu’en pratiquant cette sorte de libre association on soit en mesure de découvrir certaines choses sur soi-même, mais cela n’explique pas pourquoi il y a eu rêve. / À propos de ces liaisons, Freud se réfère à divers mythes de l’antiquité et prétend que ses recherches ont enfin permis d’expliquer comment il se fait que l’homme ait jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe. / Ce n’est pas cela que Freud a fait en réalité, mais quelque chose de différent. Il n’a pas donné une explication scientifique du mythe antique. Il a proposé un mythe nouveau, voilà ce qu’il a fait. Par exemple l’idée selon laquelle toute anxiété est une répétition de l’anxiété à laquelle a donné lieu le traumatisme à la naissance, a un caractère attrayant qui est précisément le même que celui qu’a une mythologie. “Il n’y a là que l’aboutissement de quelque chose qui s’est passé il y a longtemps.” C’est presque comme s’il se référait à un totem. / On pourrait pratiquement en dire autant de la notion de “Urszene” (scène primitive). Celle-ci comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. Il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles sérieux - si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie - qu’elle est l’accomplissement tragique et la répétition d’un canevas qui a été déterminé par la scène primitive. / Naturellement, on butte sur la difficulté de déterminer quelle scène est la scène primitive - est-ce celle que le patient reconnaît comme telle ou est-ce celle dont l’évocation entraîne la guérison ? En pratique ces deux critères se confondent. / Il est probable que l’analyse n’est pas sans effets nocifs. Et cela - nonobstant le fait qu’on peut découvrir diverses choses sur soi-même en cours d’analyse - parce qu’on doit être doué d’un sens critique à la fois très fort, très aigu et d’une grande constance pour reconnaître et percer à jour la mythologie qu’elle offre et qu’elle impose. La tentation est là, de dire : “Oui, bien sûr, il doit en être ainsi.” Une mythologie d’un grand pouvoir. » (Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, suivies de Conférence sur l’éthique, trad. de l’anglais par Jacques Fauve, Gallimard, Idées, 1971, pp. 103-105).
(7) Benoît Peeters, Derrida, Flammarion, 2010.
(8) Cité par Benoît Peeters, Op. cit., p. 204.
(9) Benoît Peeters, Op. cit., p. 211.
(10) Benoît Peeters, Op. cit., p. 456.
(11) Cité par Benoît Peeters, Op. cit., p. 387.
(12) Benoît Peeters, Op. cit., p. 515.
(13) Propos tenus le 5 février 1988, probablement en réponse à Maurice Blanchot ; cité par Benoît Peeters, Op. cit., p. 471.
(14) Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Flammarion, 2010.

3 commentaires:

  1. Bonjjour,

    L'effort que vous avez fait en lisant cette biographie sur un auteur, dont le moins que l'on puisse dire est qu''il ne vous attire pas, est déjà assez méritoire en soi.

    De façon générale je ne crois pas qu'il y ait obligation de se justifier du refus de certaines non-lectures.

    Le livre de Pierre Bayard ("Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?") traite d'ailleurs d'une certaine manière, entre autres choses, de cette question.

    Où je me désolidarise de vous, par contre, c'est de ce qui semble être un jugement trop péremptoire sur la psychanalyse ou, tout du moins, sur les psychanalystes de manière générale.

    On peut tout à fait douter de la valeur thérapeutique de la cure, on peut trouver que la «doctrine» freudienne (à fortiori lacanienne)n’a pas grande valeur mais douter que certains éléments des processus inconscients ne puissent se révéler par l’attitude ou à travers l’écriture et/ou grâce à des hommes et des femmes qui se nomment psychanalystes, me semble excessif.



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    1. Vous avez probablement raison, mon doute à l’encontre des psychanalystes est excessif. Mais s’il en est qui peuvent, à propos des déterminations inconscientes, dire quelque chose de vrai, voire d’utile (ce qui ne se confond pas nécessairement), je les crois rares.
      Merci pour votre commentaire.

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  2. Une autre analyse de ce livre : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=76&srid=0&ida=13351

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