mercredi 10 avril 2013

Note d’opinion : à propos du fond et de la forme

À propos du fond et de la forme

On a beaucoup dit et écrit au sujet du fond et de la forme. C’est qu’il y a fond et fond, et forme et forme. Je ne me propose d’user ici de ces mots que pour distinguer les idées de la façon dont on les défend.

L’occasion m’a déjà été donnée de dire - et même de répéter - que le dialogue n’est fécond que s’il se nourrit de l’attention prêtée aux arguments d’autrui, jusqu’à compromettre ses propres positions. Ce souci est celui de Montaigne (1), mais il n’en fournit pas d’exemple vécu, sinon à travers des généralités auxquelles l’a conduit l’expérience. Or, cette expérience n’a de sens que parce qu’elle témoigne de divergences d’opinion. Il est aisé d’évoquer les bienfaits du dialogue dès lors que celui-ci se borne à l’expression de diverses nuances d’une même opinion. La chose est autrement malaisée lorsque les points de vue sont tout à fait différents. Et si je parle ici de points de vue, c’est parce que je veux insister sur des pensées forgées en des lieux différents, donc construites sur des bases totalement éloignées les unes des autres, irréductibles mêmes.

Ce qui mérite d’être illustré, c’est le profit pour la pensée que peuvent procurer des argumentations qui soutiennent une pensée très opposée à celle que l’on croit partager. C’est important, car le dialogue qui prévaut aujourd’hui est davantage nourrit par l’inconciliabilité des convictions, le sectarisme, voire l’invective. Et il n’en résulte qu’un appauvrissement de la réflexion et un accroissement de l’irrationalité.

L’exemple que je me propose de donner est ma propre réaction face à un texte de Chantal Delsol relatif à la dignité de l’homme. Il s’intitule Dignes parce qu’ils souffrent et il a été placé le 29 mars 2013 sur le blog de l’auteure. Il convient évidemment de le lire avant de poursuivre la lecture de la présente note, laquelle risquerait sinon d’être mal comprise.

S’il est parfois réducteur de garder en tête les appartenances, les emblèmes ou les inclinations de qui s’exprime, il arrive aussi qu’il soit au contraire fructueux de ne pas s’en distraire. Chantal Delsol se définit elle-même comme néo-conservatrice, libérale et catholique. (2) Il s’agit, je crois, de la lire en en tenant compte. Non pas pour suspecter ce qui est dit parce qu’inspiré de croyances que l’on ne partage peut-être pas (c’est mon cas, pour l’essentiel), mais pour mieux comprendre - si possible sans trop de contresens - une pensée dont le cheminement ne vient pas de nulle part. Et cependant, même ainsi, la lettre doit encore primer sur l’esprit, de la même manière qu’il faut postuler la sincérité de celui avec qui conférer (au sens que Montaigne donne à ce mot).

Commençons par la conclusion de Chantal Delsol, là où elle nous dit ce qu’elle croit être la dignité humaine.
« La dignité ne peut être inaliénable que si elle est sans définition. Toute définition crée des conditions. Et nous ne voulons pas que la dignité soit conditionnelle ni conditionnée.
La dignité sans définition émane d’un mystère. L’être humain est digne parce que mystérieux. Ce qui signifie qu’il n’épuise jamais ses caractéristiques, qu’il ne peut pas être contourné par une science. Si l’on pense que la science suffit à dire l’humain, alors l’humain ne sera pas respecté. C’est là l’incohérence de la modernité tardive : nous réduisons la pensée à des neurones, le corps à de la chimie, mais nous voulons une dignité inaliénable : et les deux sont incompatibles. Il faut une spiritualité pour que la dignité s’établisse sans condition (ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours respectée ! mais au moins on saura qu’il faut la respecter, et l’on se repentira de ne l’avoir pas fait). Une culture de l’immanence peut respecter les sentiments de l’individu, ses traditions, ses croyances, mais ne peut pas le respecter en tant que tel inconditionnellement, car il lui apparaît sans mystère. Et c’est le mystère qui fait l’inconditionnel : cette part de nuit suscite la crainte de toucher à quelque chose comme du divin. Seule la part de nuit peut être sacrée au sens de l’intouchable. Les neurones ni la viande ne sont sacrés. Voilà notre paradoxe : lorsque nous disons « plus jamais ça ! », c’est du religieux que nous appelons – mais en même temps nous récusons le religieux. Ce dont nous avons besoin, c’est de nous mettre en accord avec nous-mêmes.
»

De quoi est-il question ? D’abord et avant tout : de dignité ; autrement dit de valeur. Quoi vaut quoi ? Et cette question est évoquée comme la suite du cri : « plus jamais ça ! ». Ce qui lui confère une acuité qui, à certains égards, ne pouvait peut-être venir que de quelqu’un qui réfléchit au divin. Il ne s’agit pas en l’occurrence de chercher une valeur morale qui puisse reconstruire une forme de respect d’autrui dont la Shoah a conduit à désespérer ; il s’agit ni plus ni moins de fonder l’humain. Et, pris sous cet angle, le problème acquiert une dimension que mes propres convictions de base ne pouvaient peut-être pas lui donner. Cela ne me condamne pas à suivre Chantal Delsol dans ses conclusions, moins encore dans ses prémisses. Mais cela me donne à réfléchir à des choses, vues d’un nouvel horizon.

Remontons à présent aux arguments sur lesquels elle s’est fondée pour conclure ainsi.

Il y a d’abord ce que la foi chrétienne aurait induit durant toute son histoire - du moins jusqu’à récemment -, à savoir ce que Chantal Delsol appelle « une dignité insulaire et spécifique ». L’homme a ainsi été isolé au sein du vivant, comme seule créature faite à l’image de Dieu. Que cela ait été la doctrine de l’Église, ce n’est pas contestable. Et il en est effectivement résulté une dignité de l’homme liée à cette singularité. À tous ceux qui - comme c’est mon cas - y voient un dangereux isolement de l’homme au sein du vivant, il n’est pas inutile de rappeler que cette conception a pu participer à asseoir une morale, haute et sainte, qui n’a pas été continûment bafouée.

Il y a ensuite un survol rapide des étapes qui, selon Chantal Delsol, ont conduit d’une conception de la dignité humaine issue de la foi chrétienne à notre « modernité tardive » et à cette forme de dignité fragile qu’inspire ce que l’on croit être l’élucidation de ses conditions. Augustin avait, d’une certaine manière, ouvert la voie en accordant à la sensibilité une vertu protectrice. Et si, pour lui, le Créateur avait été conséquent en plaçant le reste du vivant au service des humains, il avait par là même donné à la raison un rôle justificateur de la foi qui allait « jouer des tours » au christianisme. Mais c’est Rousseau, Kant et Bentham qui sont cités comme les véritables initiateurs de cette pensée qui veut que « le mal ne se repère qu’à ce qui “fait mal” ».

À l’appui de sa thèse, Chantal Delsol cite Simone Weil ; parmi ceux qui en sont très loin, elle évoque Curzio Malaparte. On sent là combien elle garde en tête le combat que, selon elle, il convient de mener contre le mariage des homosexuels et ce qu’elle appelle l’homoprocréation. Mais laissons ces enjeux de côté, au moins provisoirement. Et attachons-nous plutôt à un aspect de l’argumentation qui dépasse d’une certaine façon la question de la foi chrétienne.

« Les mythes cosmogoniques, les histoires sacrées sur tous les continents (qu’il s’agisse des lois de Manu, de la confession des morts égyptienne, ou de la Bible), avaient pour but de donner un sens à l’existence humaine, et notamment de donner un sens au mal - c’est-à-dire à le référer à autre que lui. »
En rappelant combien les croyances peuvent être interprétées, à la lumière de l’histoire, comme des guides moraux peu discutables, Chantal Delsol se risque un instant sur le terrain anthropologique. Et elle en fait un argument de plus à l’appui de son propos :
« Certains s’imaginent peut-être que nous pourrons nous passer d’une morale construite sur une anthropologie, qui reconnaît les critères du mal à des facteurs dépassant la simple sensibilité. »
Voilà un rappel on ne peut plus intéressant. D’abord parce qu’il écorche la conception facile de ceux qui s’imaginent naïvement que la raison et ses progrès sont susceptibles de rendre le fonctionnement des sociétés plus harmonieux et la morale plus universelle. Ensuite parce qu’il pose une question cruciale dont Chantal Delsol tait l’essentiel : est-il possible de construire une morale sur une anthropologie ? Cette question, Rousseau l’avait posée dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social, avec la religion civile. Que « la morale de la modernité tardive, fondée sur la souffrance, [soit] en réalité une morale fondée sur le désir, voire le caprice », c’est assez probable. Mais que l’on soit en mesure de rétablir une morale révélée, plus exigeante et plus solide, sur la base de ce simple constat me paraît bien utopique. Et faudrait-il encore que les vœux de Chantal Delsol soient légitimes. Car les exemples de dommages collatéraux dus à ces morales-là (chrétiennes ou non-chrétiennes, d’ailleurs) ne manquent pas.

La légitimité de l’opinion de Chantal Delsol, c’est sa foi. Foi catholique, d’abord ; foi en une morale passée, ensuite. Ne la partageant pas, je n’ai pas pour autant de raison de négliger de l’écouter et de la lire, pas de raison de renoncer à « frotter et limer [ma] cervelle » contre la sienne. J’y apprends davantage qu’à m’entre-conforter dans mes propres croyances avec ceux qui les partagent, et sûrement qu’à cultiver l’esprit partisan. La forme que prend parfois l’expression des idées de fond chez autrui peut m’aider à réviser mes propres idées de fond et à en modifier la forme d’expression. Du moins, j'ose le croire.

(1) Cf. le chapitre VIII du livre III des Essais.
(2) On peut l’écouter à ce sujet, interviewée par Edmond Blattchen, dans l’émission Noms de dieux (RTBF) du 27 janvier 2013.

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