mardi 26 février 2013

Note de lecture : Montaigne & André Lanly

Le chapitre « Sur la solitude » des Essais
de Montaigne, adaptés par André Lanly


Il m’a toujours semblé, jusqu’à présent, qu’il était préférable de lire Montaigne sans le secours d’une adaptation en langue moderne. Certains ont cru voir du snobisme dans cette préférence. Nullement. Le fait est qu’aucune adaptation ne me semblait suffisamment fidèle, sauf à tant limiter l’adaptation que la facilité d’accès s’en trouvait à ce point affaiblie qu’il valait mieux réserver l’effort à faire à l’original. (1) À cela s’ajoute sans doute qu’une longue habitude m’avait rendu le langage de Montaigne suffisamment familier pour le préférer à quelque transposition que ce soit.

Et puis, j’ai découvert le travail réalisé par André Lanly (2). Son adaptation des Essais n’est pas récente, mais je n’y suis personnellement entré qu’il y a peu. Frédéric Schiffter - qui ne recule jamais devant une fulmination - l’aurait critiquée (3), regrettant qu’elle neutralise le ton de conversation que rend l’original. Il est vrai que la saveur des tournures de Montaigne y est perdue, mais s’il est une chose qu’une traduction ne peut évidemment pas rendre, c’est bien la saveur d’une langue.

Je voudrais tenter de montrer comment André Lanly peut aider à comprendre Montaigne, en m’attachant à un chapitre des Essais qui, selon moi, prête particulièrement à interprétation. Il s’agit du chapitre XXXIX du livre I intitulé « Sur la solitude ». (4)

Commençons par en rappeler le sujet. La solitude dont parle ici Montaigne, c’est celle qui résulte du retrait du monde, des affaires, de la politique. Dans le chapitre VIII du même livre, titré « Sur l’oisiveté » (pp. 41-42), il décrit à quels tourments le confronte le fait de se retirer en 1571 en son château. Mal préparé à l’épreuve, « faisant le cheval échappé, [son esprit] se donne cent fois plus de souci à lui-même qu’il n’en prenait pour autrui ; et il enfante pour [lui] tant de chimères et de monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans dessein, que, pour en contempler à [son] aise l’ineptie et l’étrangeté, [il a] commencé de les enregistrer, espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même. » (p. 42). Trente chapitres plus tard, il semble que son esprit s’est adapté, ou du moins qu’il ait compris à quelles conditions la solitude est bénéfique.

Par exemple, ce n’est pas seulement les gens et les lieux qu’il faut quitter ; c’est aussi et surtout ce qui d’eux demeure en nous.
« Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’accable, le mouvement la fera meurtrir davantage (*) : de même dans un navire les charges gênent moins quand elles sont arrimées. Vous faites plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. Vous faites pénétrer en lui le mal comme dans un sac (**) en le remuant, de même que les pieux s’enfoncent plus profondément et plus solidement quand on leur donne mouvements et secousses. C’est pourquoi ce n’est pas assez de s’être éloigné du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place : il faut s’éloigner des manières d’être du peuple qui sont en nous ; il faut se séquestrer et se reprendre à soi-même. (***) » (pp. 294-295)
Cette recommandation de prendre ses distances avec le peuple, que veut-elle dire au juste ? Simplement qu’il importe de se forger des jugements personnels qui soient autant que possible libérés de l’influence des autres. Mais n’y a-t-il pas dans ce même mouvement quelque chose comme une illusion : celle de dédaigner les opinions de la doxa, comme si nous n’en quittions pas une pour en adopter une autre, comme si l’indépendance d’esprit impliquait le mépris du commun ? Face à ce genre de question, il reste très utile de retourner à la version originale du texte.
« Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage ; comme en un navire, les charges empeschent moins, quand elles sont rassises : Vous faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s’enfoncent plus avant, et s’affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n’est pas assez de s’estre ecarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut sequestrer et r’avoir de soy. » (5)
Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin ont explicité en bas de page les mots « conditions populaires » de la façon suivante : « les raisons qui nous font rechercher la foule. » Curieuse interprétation, assurément. Car, en l’occurrence, ce ne sont pas, je crois, les motifs qui nous pousseraient à retourner au monde, aux affaires, à la politique qu’il faut craindre, mais bien de quoi l’un, les unes et l’autre nous ont chargé l’esprit et qu’on emporte facilement avec soi. Et si André Lanly a évité d’user du mot « populaires », c’est qu’il est aisément compris aujourd’hui comme relatif aux couches modestes de la société.

La question n’est pas tranchée pour autant. Et d’ailleurs, peut-elle l’être ? Se retirer du monde peut obéir à deux mouvements différents : se déprendre pour se mieux reprendre - un mouvement qui se préoccupe avant tout de sa propre indépendance d’esprit -, et s’écarter pour tourner le dos - un mouvement, sinon de mépris, au moins de défiance. J’ai envie de dire que ces deux mouvements sont si étroitement liés qu’il est bien malaisé de les dissocier. Car la nécessité de « ramener » son âme et de « la replier sur elle-même » (p. 295) n’apparaît qu’en raison des égarements auxquels le monde, les affaires et la politique conduisent. C’est la dose du premier de ces mouvements qui importe, car sans celui-ci le second n’est que présomption. « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi » (p. 298), écrit Montaigne : et le monde dont il est question ici n’est pas celui des mondains, mais bien le cosmos.

Prenons un autre exemple. Qui peut le plus aisément se retirer du monde ?
« Il y a des tempéraments plus accordés que d’autres à ces préceptes [concernant (****)] la retraite. Ceux qui ont une faculté de comprendre molle et sans rigueur, une sensibilité et une volonté délicates et qui ne se mettent pas au service [d’autrui] et ne s’emploient pas facilement - [gens] dont je suis et par disposition naturelle et par raison -, [ceux-là] se plieront mieux à ce dessein que les âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent pour toutes choses, qui s’offrent, qui se proposent et qui se donnent en toutes occasions. » (p. 299)
Les mots « qui ne se mettent pas au service [d’autrui] » sont-ils dignes d’un bon catholique comme l’était Montaigne, du moins dans ses pratiques ? Sont-ils tout simplement dignes d’un homme de cœur ? Retournons à l’original.
« Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l’apprehension molle et lasche, et un’affection et volonté délicate, et qui ne s’asservit et ne s’employe pas aysément, desquels je suis, et pas naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil, que les ames actives et occupées, qui embrassent tout, et s’engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses : qui s’offrent, qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. » (6)
Une chose saute immédiatement aux yeux. Lanly traduit « ne s’asservit » par « ne se mettent pas au service [d’autrui] », ce qui pose au moins deux questions. La première porte sur le sens du verbe asservir au XVIe siècle. Car selon que l’on comprenne « rend esclave », « conquiert » ou « séduit », le sens de la phrase varie. Dans le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1694, on trouve ceci : « Asservir. v. a. Assujettir, reduire sous sa puissance. Ce conquerant a asservi plusieurs nations. On dit fig. Asservir ses passions, pour dire, Dompter ses passions. Et fig. & poëtiq. en parlant d'une belle femme. Ses charmes ont asservi tant de coeurs, tant d'amants. » (7) La deuxième question concerne le pluriel dont use Lanly. Dans l’original, le verbe est au singulier, car c’est la volonté qui est en cause, du moins si l’on admet qu’il se rapporte au dernier des substantifs qui le précèdent. Lanly a mis une s à délicates, signifiant par là que la sensibilité (l’affection) autant que la volonté sont délicates et risquent de se mettre au service d’autrui (de s’asservir).

Tout cela ne fait qu’accroître l’incertitude. Non pas qu’il faille donner tort à Lanly, car asservir ne s’emploie plus aujourd’hui que dans le sens de réduire à un état de servilité. Et - il faut bien l’admettre -, ce qui est facilement menacé de se rendre à autrui, c’est sans doute autant la sensibilité que la volonté. Laissons-nous convaincre par l’idée et les mots pour la dire, selon l’époque où on les lit, seront ceux de l’original ou ceux de la traduction.

« Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute libre, dans laquelle nous établissons notre vraie liberté et notre principale retraite dans la solitude » (p. 296), nous dit Montaigne. Mais cette arrière-boutique se doit d’être aussi ordonnée que la boutique. Et les dangers qui pèsent sur cet ordre sont nombreux. Ainsi, les livres peuvent aisément être nocifs.
« Cette occupation (qui consiste à se consacrer aux livres) est aussi pénible que toute autre, et aussi ennemie de la santé, qui doit être principalement prise en considération, et il ne faut pas se laisser endormir par le plaisir qu’on y prend : c’est ce même plaisir qui perd celui qui administre sa maison et ses biens avec économie (*****), l’avaricieux, le voluptueux et l’ambitieux. [...] si le mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache la suite. » (p. 302)
De même, toute occupation comporte des périls, dès lors qu’elle accapare trop ou trop peu.
« À l’administration de la maison, à l’étude, à la chasse et à tout autre exercice, il faut s’adonner [en allant] jusqu’aux dernières limites du plaisir et veiller à ne pas s’engager plus avant, là où la peine commence à se mêler [à ces activités]. En matière de travail (******) et d’occupation, il faut garder seulement ce qui est nécessaire pour nous tenir en haleine et pour nous préserver des inconvénients que traîne après elle l’autre conduite extrême, [faite] d’une oisiveté molle et assoupie. » (p. 303)
On objectera que peu nombreux sont ceux qui peuvent appliquer cette sagesse, tant leur simple survie réclame des asservissements et des douleurs auxquels il n’est pas possible d’échapper. Mais le conseil porte sur la part de temps qui ne dépend que de nous, laquelle - si petite soit-elle - grandit avec le retrait du monde, des affaires et de la politique.

Le chapitre « Sur la solitude » est très épicurien, pour autant qu’on n’oublie pas l’aspect ascétique de l’épicurisme. Même Dieu y est évoqué de manière épicurienne. Montaigne ne doute pas que celui dont la foi peut meubler la solitude « se bâtit [...] une vie voluptueuse et délicate qui dépasse toute autre forme de vie. » (p. 302) Mais lui, Montaigne, - le constat est certain - ne le peut pas.

(1) C’est par exemple le cas des Essais, tels qu’adaptés par Claude Pinganaud (Arléa, 1992). Cette adaptation en français moderne ne manque certes pas de qualités, parmi lesquelles une grande fidélité à l’original, mais elle n’a guère permis un meilleur accès à l’œuvre.
(2) Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009.
(3) Cf. Alain Jean-André, Relire les Essais de Montaigne, sur Internet, blog « Les chroniques de la luxiotte », page ici dessous.
(4) En version originale, il est intitulé « De la solitude» (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 241-252).
(*) Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, XXVIII.
(**) On pourrait garder le mot du texte (vous ensachez le mal...) : on sait que l’on secoue les sacs pour que leur contenu se tasse.
(***) C’est-à-dire : reprendre possession de soi. Cf. Sénèque : De tranquillitate animi, XIV, ou Lettres à Lucilius, VII.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 243. Ici, je n’ai pas reproduit les notes, tant de bas de page que de fin de volume.
(****) Et même : conseillant.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 247.
(7) Voir sur le site Internet LEXILOGOS la page ici dessous.
(*****) Le mot du texte est : « le mesnagier » ; plus haut, Montaigne a conseillé à ceux qui s’occupent du « mesnage » (ou de la « mesnagerie ») la modération ; ceux qui le font de manière immodérée et avec passion sont perdus : c’est ce qui est dit ici.
(******) Le mot du texte est « embesoignement ».

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