mercredi 1 août 2012

Note de lecture : Taha Hussein

Le livre des jours
de Taha Hussein


J’ignore tout, ou presque, de l’Égypte. Et pourtant, j’éprouve envers ce pays un intérêt tout particulier. J’en avais un peu étudié l’histoire au cours de mes études et j’y ai fait un court séjour en 2008. Et puis, surtout, j’ai renoué depuis un peu plus d’un an avec un ami égyptien, avec qui j’ai fréquenté l’université dans les années soixante. Les soubresauts qui agitent en ce moment le pays génèrent beaucoup d’insécurité et d’incertitude ; ils menacent aussi la survie de bien des gens, d’une façon si concrète que l’on se demande si le jeu des réformes - dont l’aboutissement est si incertain - vaut une chandelle si vite consumée...

Si j’ai ouvert un livre de Taha Hussein, c’est - pensera-t-on - parce qu’il est un des plus importants intellectuels égyptiens du XXe siècle. C’est aussi parce que la femme de mon ami égyptien (1) est sa petite-fille.

Le livre des jours (2) n’est rien d’autre que la partie de son autobiographie (3) qui concerne sa jeunesse. La première partie (les dix-neuf premiers chapitres, auxquels s’ajoute une adresse à sa fille) a été traduite par Jean Lecerf ; la deuxième (les vingt chapitres suivants, complétés d’une adresse à son fils) l’a été par Gaston Wiet. Ce dernier a rédigé une introduction à cette deuxième partie, introduction à bien des égards plus intéressante que la préface d’André Gide (4). « Ce Livre des jours n’a pas voulu tout dire : ce n’est pas le journal de l’enfant, écrit Wiet. Mais c’est une vivante synthèse des faits les plus courants, des personnages familiers, c’est enfin l’exposé, franc jusqu’à la confession, des actes et des pensées. Quelle vive lumière est ainsi projetée sur son âme ! Le peintre a travaillé suivant le procédé mis en œuvre dans sa première partie, il décrit par petites touches et les coups de pinceau effleurent à peine la toile. Mais l’essentiel est toujours donné et c’est à nous de prolonger ou d’accentuer les traits. » (p. 116)

Le récit de Taha Hussein a un aspect plus biographique qu’autobiographique, puisqu’il s’y exprime à la troisième personne. Ou, plus exactement, il raconte la vie d’un enfant - qu’il qualifie souvent d’ami - qui n’est autre que lui-même. À de très rares occasions, le narrateur apparaît. Ainsi :
« Notre ami se mêlait à tous ces ulémas, et recueillait, à les fréquenter, des notions qui, rassemblées, lui composaient un agrégat d’une science fruste, hétéroclite, trouble et incohérente. J’ai toujours supposé qu’elle avait exercé une influence, et non des moindres, sur la formation de son esprit, à qui ne manquaient ni l’inquiétude, ni les discordances, ni même les contradictions. » (p. 71)
Cet étonnant Je, surgissant au détour du récit, marque habilement le fait que l’opinion avancée est celle de l’adulte à qui on doit le récit et non celle de l’enfant dont il parle. (5)

On aurait aimé ne pas évoquer la cécité dont Taha Hussein fut frappé à l’âge de trois ans, tant il est arrivé à construire une vie et une œuvre qui transcendent ce handicap. Mais en même temps, peut-on comprendre la puissance de sa volonté et son extraordinaire indépendance d’esprit si l’on ignore qu’elles ont été conquises dans des conditions aussi dures ? C’est le sort qu’il réserve au sein de son récit à cette infortune extrême qui mérite d’être mesuré. Car il la tait très longtemps, au point qu’on vient à en douter. Comment fait-il pour lire « [...] des livres hétéroclites qu’il dévorait du matin au soir. » (p. 93) ? Il ne le précise pas. Tous les efforts qu’un aveugle doit déployer pour faire autant que la moyenne des autres, et ceux qu’il faut y ajouter pour faire davantage que les autres, il n’en dit mot. Jusqu’au moment où il devient indispensable à l’intelligibilité de ses réactions d’étudiant de donner à comprendre ce qu’il doit à son isolement. C’est au cinquième chapitre de la deuxième partie que cela survient.
« Le jour commençait à décliner, le soleil allait se coucher, et l’enfant éprouvait une amère lassitude. Le muezzin lançait son appel pour la prière du coucher du soleil et l’enfant savait ainsi que les ombres de la nuit approchaient. Il se doutait que les ténèbres enveloppaient, il était certain que si quelqu’un d’autre s’était trouvé dans la chambre, il aurait allumé la lampe pour chasser cette obscurité envahissante. Mais il était seul et n’avait nul besoin de ses yeux pour le savoir, n’en déplaise à ceux qui voient. Ils commettent là-dessus une erreur grossière, car l’enfant faisait à ce moment-là une distinction bien tranchée entre les ténèbres et la lumière. Une lampe éclairée était pour lui une compagnie affectueuse, et il éprouvait dans l’obscurité un sentiment d’insécurité, dû peut-être à la faiblesse de sa raison encore balbutiante, ou au trouble de ses sensations. Le plus étrange, c’est que l’obscurité parvenait à son ouïe avec un son précis, continu, qui ressemblait à un bourdonnement de moustique, sous une forme plus épaisse et plus grave. Ce ronronnement lui faisait mal aux oreilles, et une insurmontable terreur pénétrait tout son être, au point qu’il se sentait obligé de changer de position : il s’asseyait à croupetons, les coudes aux genoux, cachant sa tête dans ses mains, et s’abandonnait sans force à ce bruit qui l’environnait. Et si l’engourdissement de l’après-midi le jetait dans le sommeil, celui du soir le laissait dans un état de veille qui n’avait rien de lucide. » (pp. 147-148)

L’enfant naît dans un village de Moyenne-Égypte, où ses premiers rapports à la connaissance s’opèrent par le biais de la religion. Il faut retenir, réciter, davantage que comprendre. D’autant que les divergences d’interprétation opposent d’abord et avant tout les écoles et les sectes qui cherchent à dominer. Et puis apparaissent, de façon inattendue, des interrogations, des interrogations qui doivent sans doute beaucoup à l’isolement, propice à une réflexion avide de cohérence. « On lisait à notre ami des passages de tous ces livres et il en retint beaucoup. Mais il s’appliqua particulièrement à deux choses : la magie et la mystique. L’union dans son esprit de ces deux genres de sciences n’avait rien de bien étonnant ni de malaisé, car la contradiction qui apparaît entre elles n’est en réalité que formelle. Est-ce que le mystique ne prétend pas, pour lui-même ou pour les autres, déchirer le voile de l’inconnaissable et pénétrer le mystère du passé aussi bien que de l’avenir, de même qu’il s’affranchit de la servitude des lois naturelles et réalise toutes sortes de prodiges et de miracles ?
Mais le magicien, que fait-il de si différent ? Ne prétend-t-il pas s’adjuger à lui-même le pouvoir de déchiffrer l’invisible ? et d’entrer en rapport avec le monde des esprits ? Alors, toute la différence entre le magicien et le mystique ne réside que dans leurs relations : le second avec les anges, le premier avec les démons. Mais il faut lire Ibn Khaldoun, ou des écrivains aussi difficiles, pour arriver à réaliser cette différence, et à en déduire les conséquences naturelles qui prohibent la magie et en inspirent l’horreur, tandis qu’elles font aimer la mystique.
» (p. 79)
On suit le chemin qui va progressivement conduire l’enfant à continûment mettre de l’ordre dans ses pensées, comme si les obstacles dogmatiques qu’il s’était fixé de surmonter avaient eu l’heureux effet d’inscrire dans son esprit libéré la trace durable et profitable des combats menés. C’est un peu comme en art, lorsqu’on perçoit que la beauté jaillit du rapport entretenu et maîtrisé aux contraintes, que ce soit celles de l’académisme ou celles des conditions matérielles de production.

Ne nous y trompons pas, cependant : le chemin est long. Il faut serrer les dents, surtout lorsqu’on se contraint à croire en soi, en dépit des humiliations.
« L’enfant eut alors la certitude absolue qu’il était toujours, comme avant son départ, une chose insignifiante, de peu d’importance, qui ne méritait aucun intérêt et dont on n’avait pas à se préoccuper. Il en fut profondément humilié dans son orgueil, qui était incommensurable ; son caractère n’en devint que plus renfermé, et il se recroquevilla sur lui-même, dans le silence. » (p. 213)
Le chemin passe aussi par des recherches qui n’auront postérieurement d’autre mérite que celui d’avoir été des recherches.
« Il y eut une phrase surtout. Que de nuits sans sommeil ! Combien de journées perdues à chercher, Dieu peut en témoigner ! Il en négligea des cours où l’effort était superflu, car il comprit ses premières leçons sans aucune peine, et cela l’amena à délaisser les explications du cheikh afin de mieux réfléchir à ce qu’il avait entendu dire par ces étudiants distingués.
Cette phrase, qui ne quittait plus son esprit et son cœur, était en réalité très bizarre. Il l’avait entendue à l’état de demi-veille, au moment où il allait s’endormir ; il l’avait retrouvée intacte le lendemain matin. C’était : “La vérité est la destruction de la destruction.” Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Et enfin comment la destruction de la destruction pouvait-elle être identique à la vérité ! Cette phrase tournait dans sa tête comme un accès de délire dans la cervelle d’un fiévreux. Il en vint à bout grâce au traité des objections grammaticales de Kafraoui : il put comprendre l’expression, en discuter, et il sentait alors qu’il commençait à goûter à l’eau de cet océan sans rivages, l’océan de la science.
» (pp. 133-134)
Car est science pour l’enfant, tout ce qui profite à l’accumulation de choses sues. La théologie, le droit, la rhétorique et la grammaire sont ce que lui offre d’abord l’Université el Azhar (6). Le reste viendra plus tard.

Mais je m’en voudrais de laisser croire que Le livre des jours ne relate que le parcours intellectuel de Taha Hussein. On y trouve aussi une peinture à la fois très allusive et très précise de l’Égypte et surtout du Caire au tournant des XIXe et XXe siècles. J’aurais volontiers cité, s’ils n’étaient pas si longs et si je n’avais en tête de reproduire un extrait différent, ces merveilleux passages où sont dressés les portraits de personnages attachants, comme par exemple celui de l’oncle Hadj ‘Ali (pp. 152-155). Et bien d’autres choses encore.

L’extrait différent que je souhaite livrer concerne la sexualité, celle d’un jeune adolescent aveugle, élevé dans un milieu prude. Il vaut surtout par la façon dont Taha Hussein a choisi d’en parler, sans occulter les difficultés, les préjugés et les prohibitions, avec surtout une poésie et une pudeur très émouvantes.
« Un autre individu était présent dans la maison, sans loger dans une chambre, ni même dans un endroit déterminé. Il n’était pas facile de le rencontrer et, à plus forte raison, de communiquer avec lui. Pourtant on parlait de lui de temps en temps à la dérobée, à voix basse, non sans un sourire rapidement réprimé, après quoi on prenait une attitude réservée et décente.
Ce personnage rendait des visites et n’en recevait point. Il n’était jamais seul ; il ne se présentait pas durant la journée, ni au début de la nuit, ni au réveil ; on ne sentait sa présence qu’au plus fort de la nuit, au moment du profond sommeil.
Sa visite commençait bien, mais avait des conséquences désagréables par les sacrifices qu’elle imposait. Elle pouvait n’être que déprimante, en tout cas, elle nuisait aux études et était toujours préjudiciable à la santé : elle prédisposait à des maladies, la plupart du temps à un mauvais rhume, principalement pendant l’hiver.
Ce fantôme portait communément le surnom d’Abou Tartour. Ce ne pouvait être, en effet, que le diable pour venir ainsi, en pleine nuit, pendant le sommeil, rendre visite à un de ces étudiants. L’intéressé se réveillait complètement effrayé, oppressé, démoralisé par le sentiment d’un péché grave ; il guettait l’approche de l’aurore, puis sautait d’un bond hors du lit pour se purifier par des ablutions avant le premier cours. Pendant l’été, la chose était facile : qu’y avait-il de plus commode, de plus agréable aussi pour un jeune homme, que de se plonger dans un bassin d’eau froide, à la mosquée, ou de se verser sur le corps une certaine quantité d’eau froide, pour accomplir l’ablution totale, selon les préceptes établis par les traités de droit ? Mais quel supplice pénible, lorsque Abou Tartour troublait le sommeil des nuits d’hiver ! L’intéressé n’avait pas le temps de faire chauffer de l’eau, et parfois ne possédait pas une piastre pour aller dans un établissement de bains. Ainsi Abou Tartour ne se contentait pas de gaspiller le temps de ces jeunes gens ; il les forçait aussi à dépenser leur argent.
Il fallait partir à el Azhar pour assister au cours et il était indispensable de s’y présenter en état de pureté physique et morale. Il n’y avait plus d’autre ressource que de prendre en hâte un tub glacé avant de sortir, mais il était préférable de se jeter dans un des bassins d’ablutions d’une mosquée : au moins si on tremblait de froid, cela ne coûtait rien. En effet, à la maison, il fallait acheter de l’eau ; et on l’utilisait avec parcimonie pour boire, ou pour un besoin impérieux dont l’urgence était soumise à un contrôle sévère.
Abou Tartour était d’une suprême habileté pour s’imposer à ces jeunes gens. Il semblait s’être embusqué dans un coin en haut de l’escalier, pour ne pas les entendre apprendre leurs leçons ou étudier dans leurs livres. Dès qu’ils avaient fini et qu’ils se rendaient auprès de ce cheikh qui logeait tout en haut de l’immeuble à gauche, ou chez ce vieillard qui habitait en face à droite, Abou Tartour bondissait avec eux, sans être vu, ni entendu, sans même qu’on soupçonnât sa présence. Il s’évanouissait, et, par une sorte de métamorphose, prenait la forme du cheikh ou du vieillard : c’étaient leur propos et leur timbre de voix qui insufflaient des tentations et les mauvaises pensées qui éloignent de l’étude. Lorsqu’ils quittaient le cheikh ou le vieillard et qu’ils retournaient se coucher, Abou Tartour avait déjà choisi sa proie et lui faisait cette atroce visite, si coupable.
Parfois Abou Tartour, toujours dissimulé dans son coin, en haut de l’escalier, guettait la jeune fille qui montait du premier au second pour rapporter le linge propre de ces jeunes gens ou bien prendre leur linge sale. Il surgissait comme par hasard, et accompagnait la jeune fille sans qu’on pût le voir ni l’entendre, ni déceler sa présence. À peine entrait-elle chez l’étudiant qu’il lui donnait l’idée d’une œillade à lancer, d’un mot à prononcer, mettait un sourire sur ses lèvres, ou le poussait à esquisser un geste.
Lorsque la jeune fille s’en allait, Abou Tartour disparaissait avec elle, sans être vu, ni entendu, ni soupçonné. Mais il avait fasciné la victime et pourrait, durant la nuit, venir tourmenter son sommeil. Parfois Abou Tartour déployait une singulière astuce, avec un luxe inouï de ruses : il ne s’imposait pas de grimper jusqu’en haut de l’escalier, mais se contentait de se tapir à l’étage inférieur, se mêlant à ces femmes qui se disputaient, riaient bruyamment, ou parlaient fort, et formaient en tout cas un concert des plus variés. Abou Tartour avait l’art d’imiter une des intonations, ou un des bruits, si bien qu’on pouvait hésiter sur leur véritable attribution, féminine ou démoniaque. Quoi qu’il en soit, il atteignait à son gré un jeune homme, à l’étage au-dessus, et ne le quittait pas avant de lui avoir soufflé des idées pernicieuses, qui auraient des répercussions au milieu de la nuit, lorsque tout le monde serait plongé dans le sommeil.
Ainsi l’existence des étudiants, dans cette maison comme à el Azhar, n’était pas toujours pure ; ils ne s’occupaient pas que de science. Il en était de même pour l’enfant. Abou Tartour était là pour se joindre à eux et tourmenter leur vie par cette succession de détentes et de dégoûts. Dans les entretiens qu’il entendait, l’enfant trouvait matière à méditer.
» (pp. 190-193)

Le livre des jours se savoure comme une tranche d’humanité, livrée sans boufissure aucune, telle une effusion que seule freine une réserve pleine de dignité.

(1) Cet ami, Ali El-Kady, a lui-même écrit un livre racontant sa jeunesse, L’envol des souvenirs ou les années du devenir, un livre plein de charmes, de poésie et de tendresse, et qui, à certains égards, n’est pas sans rappeler le récit de Taha Hussein. L’édition est hélas emplie de coquilles, mais on supporte ce défaut, tant le témoignage fourni est émouvant. Il est possible de se procurer cet ouvrage ici.
(2) Taha Hussein, Le livre des jours, trad. de Jean Lecerf et Gaston Wiet, Gallimard, coll. “L’imaginaire”, 1947.
(3) La suite de ce témoignage figure dans La traversée intérieure (Gallimard, 1992).
(4) La préface de Gide date de février 1947. Elle trahit bien ce que celui-ci avait de prétentieux, voire de suffisant (n’y parle-t-il pas de lassantes lenteurs (p. 11) ?)
(5) Plus énigmatique, plus déroutante est la place du narrateur dans l’adresse à sa fille. Jugez-en : sa fille fond en larmes à l’écoute de l’histoire d’Œdipe-Roi (Taha Hussein a traduit Sophocle) et... « Alors ta mère comprit, et ton père, et moi aussi, que, si tu pleurais en pensant à “Œdipe-Roi”, c’est parce qu’il était aveugle [...]. » (p. 110)
(6) Selon l’appellation française actuelle : al-Azhar.

7 commentaires:

  1. Bonjour cher Jean. J'espère que vous avez passé un bon été. Voilà qui donne envie de lire cet ouvrage. Surtout que je peux me flatter de connaître un peu le Maghreb et le Liban, mais pas vraiment l'Egypte, si non à travers quelques lectures des travaux de collègues politologues ou anthropologues. Mais j'avais entendu dire quel esprit libre et quel prodige Taha Hussein était. Votre note m'en donne déjà une bonne idée. Je me dois maintenant de le mesurer de première main...

    Cordialement

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    1. Une chose mérite réflexion, me semble-t-il, à propos de Taha Hussein.
      N’est-il pas un exemple de ce développement de la pensée critique que permet quelquefois l’arrachement à une contrainte religieuse, tel que l’on en a connu tant d’exemples avec les protestants aux XVIe et XVIIe siècles et avec les catholiques aux XIXe et au XXe ? L’énigme tient au fait que la pensée qui s’arrache vaut davantage, à bien des égards, qu’une pensée qui, faute de religion, est privée de ce mouvement d’émancipation. C’est peut-être aussi pour cette raison que la génération suivante semble moins libre.
      L’islam a sans doute connu ce genre de mouvement plus précocement encore (je pense notamment au XIIe siècle cordouan). Au XXe aussi, entre autres avec Taha Hussein. Aujourd’hui... que pensez ?
      C’est sans doute à vous de me le dire, cher Cédric, vous qui êtes un chercheur reconnu pour les questions relatives à la religion musulmane.

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  2. Cher Jean,

    Navré pour ce délai inhabituel de près d'un mois avant la réponse. Peut être est-ce le titre dont vous me faites trop généreusement le crédit de "chercheur reconnu" (j'en suis bien loin, mon cher ami...) qui m'a quelque peu intimidé avant d'y revenir... Mais c'est surtout la traditionnelle masse de travail de la rentrée à abattre qui l'a tenu quelque temps éloigné de votre blog.

    Si Taha Hussein me semble en effet pouvoir être désigné - des quelques passages que j'ai lui de lui ou des comptes rendus de son oeuvre - comme exemple de la pensée critique par "arrachement" à certains déterminismes à caractère religieux (l'islam sunnite dans sa variante hanafite classique en l'occurrence), pour reprendre vos propos, je ne crois pas que l'on puisse établir une analogie avec la pensée protestante des XVIe et XVIIe siècles. Car tout protestants qu'ils étaient, ils sont restés dans le girons du christianisme. Le criticisme d'Hussein l'a porté a refuser la sacralisé du texte sacré des musulmans (du point de vu démocratique et libéral qui est le mien, c'est son choix et son droit, pour être clair), et, partant toutes les croyances, la symbolique et les rituels qui en sont issus... Si analogie devrait être faite avec le protestantisme des XVI et XVIIe siècles ou le catholicisme de l'entrée du siècle dernier, alors j'évoquerai plutôt les figures de feux Nasr Hamid Abu Zayd (égyptien justement), Mohammed Abed el Jarbi (marocain), voire Mohammed Arkoun (franco-algérien, voire un livre d'entretiens avec Jean Louis Schlegel et Rachid Benzine qui vient de paraitre chez Actes Sud), tous trois décédés en 2010.

    Mais la question "islam et pensée critique" reste d'une actualité brulante et passionnante. Je parle ici de la pensée critique classique de type déconstructionniste, historico critique et philosophique, pas de la critique anticléricale polémique de type caricatures par exemple (comme celles qui ont eu cours lors du combat de début 1900 pour la Séparation de l'Eglise et de l'Etat en France, ou plus récemment des caricatures du prophète de l'islam, justement).

    Pour faire très court, certains comme Maxime Rodinson ou le théologien catholique Hans Kung (qui sont tous deux plutôt portés au dialogue et à la compréhension de/avec l'islam et les musulmans dans leur immense diversité (et pro-arabe sur le plan géopolitique...) désignent même le défaut d'esprit critique en islam ou du moins son déclin en islam comme le facteur numéro 1 du déclin de la civilisation musulmane. Un ouvrage relativement récent composé par des collègues anglo saxons tente de montrer qu'au contraire l'islam n'a jamais été rétif à la pensée critique, mais je dois avouer qu'il ne m'a pas vraiment convaincu. Dans l'attente de nouveaux travaux sur la question...

    Cordialement,

    C.

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    1. Vous en savez bien plus que moi sur tout cela et je me range volontiers à votre avis en ce qui concerne les différences relevées entre l’approche critique de la tradition religieuse par Taha Hussein et par Nasr Hamid Abû Zayd ou Mohammed Abed Al-Jabri.
      Je m’étais contenté de noter la valeur de l’“arrachement” à la contrainte religieuse. Que celui-ci mène à la réforme ou à l’apostasie m’importait peu, dans la mesure où je voulais insister sur la dynamique créée par l’“arrachement”, comparée à la “mollesse“ relative de l’incroyant.
      Sur l’esprit critique au sein de la théologie islamique, je suis parfaitement ignorant.
      Merci pour votre réponse, cher Cédric.

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  3. Bonjour,

    A la faveur de recherches à l'occasion des événement qui secouent ce pays je suis tombé sur ce billet et vous donne quelques informations en peu en désordre afin de nourrir la réflexion.

    1) un ouvrage en 3 volets

    Ayant eu à lire l'ouvrage dans sa langue originale je me suis aperçu que votre fiche de lecture basé sur la traduction française de gallimard ne vous donnait une vue parcellaire et pour cause l'ouvrage n'est pas en 2 mais 3 livrets ! Le dernier ayant été écrit de mémoire en 1955 ou 56 soit en plein nasserisme et se trouve avoir été traduit en française sous le titre de "La traversée intérieure" chez gallimard et n'est pas dénué d'intérêt (l'action se déroule entre le Caire, Paris et Montpellier décrivant ses années d'étures sur fond de première guerre mondiale).

    2) pistes d'ananlyses littéraires et stylitiques

    Concernant l'analyse littéraire il se trouve que Luc-Willy Deheuls a écrit en avril 2002 un article sous le titre "Tâhâ Husayn et Le livre des jours ; Démarche autobiographique et structure narrative" dans la revue REMMM Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée au sein du n° 95-98 intitulé "Débats intellectuels au Moyen-Orient dans l'entre-deux-guerres"

    Voici le lien de l'article :

    http://remmm.revues.org/236

    Il vous suffit de remonter l'arborescence pour prendre connaissance de l'ensemble de la publication collective pour y trouver notamment la contribution de Luc Barbulesco titrant "L'itinéraire hellénique de Tâhâ Husayn" :

    http://remmm.revues.org/237

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  4. 3) ouvrage retiré des programmes scolaires du secondaire égyptien !!!

    Par ailleurs je tenais à vous signaler une information de taille concernant l'ouvrage et le traitement qui a été réservé en Egpte même et qui est passée inaperçue. C'est à la lecture de la une et de la page 16 du quotidien libanais Al-Akhbar du 6 janvier 2010 (lien vers les archives de l'éditeur permettant de lire cette publication en langue originale : http://www.al-akhbar.com/node/9168) que l'on peut y découvrir selon la une titrant "al-Azhar a triomphé de Taha Hussein" !

    en résumé :


    Le ministère de l'éducation et de l'enseignement égyptien a interdit cet ouvrage qui fait partie du patrimoine culturel et intergénérationnel du peuple égyptien (témoignage d'une mère attristée de ne pouvoir partager avec ses filles ce que sa mère lui l'avait fait en son) sous la pression des revendications d'Al-Azhar.

    Précédemment l'institution avait réussi à amputer le texte de quatre longs paragraphes sous l'argument de "soigner" et "ajuster" le texte jugé trop long ! Cette fois-ci le conseiller à la langue arabe au sein du ministère, Hussein BAKHT justifie l'interdiction totale au pretexte que les propos de l'ouvrage portent atteinte à Al-Azhar et ses dignitaires.

    A titre de comparaison Naguib Mahfouz vit avec son seul ouvrage "Le combat de Thèbes" (Kifâh Tîba - 1944) intégrer le programme scolaire après son prix nobel (1988), allusion faite à son ouvrage "Les Fils de la Médina" (Awlâd hâratinâ - 1959) qui a littéralement fait enrager Al-Azhar.

    Cet événement ouvre une page nouvelle d'obscurantisme jamais vu en Egypte (allusion à l'interdiction de réflexion (esprit critique) et la confiscation de la raison notamment). Est évoquée la problématique de la tenue annuelle du salon international du livre au Caire dans de telles conditions dont les portes ferment le 28 janvier courant (soit sous 3 semaines).
    !

    L'article se poursuit et termine sur les nombreuses attaque d'Al-Azhar qu'il s'agisse d'oeuvres littéraires ou cinématographiques les semaines précédantes manière particulièrement élégante d'aborder ironiquement la nouvelle année.

    => autant dire et sans polémiquer pour ceux qui connaissent ce pays, qui ont eu la chance d'y vivre et non d'y passer simplement en vacances voire d'y travailler qu'il est aujourd'hui méconnaissable et incompréhensible !

    NB = désolé pour l'aspect "anonyme" mais je n'ai pas compris comment poster autrement !

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    1. Un tout grand merci pour toutes ces informations.
      Je reproduis le lien relatif à l’article d’avril 2002 de Luc Barbulesco, afin qu’il soit accessible d’un clic : L'itinéraire hellénique de Tâhâ Husayn.

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