mercredi 20 juin 2012

Note de lecture : Marcel Conche

Héraclite. Fragments
de Marcel Conche


Philosopher

Bien des gens s’imaginent que philosopher n’est qu’affaire de bon sens et qu’il est inutile ou prétentieux de ne philosopher qu’au départ de questions puisées dans l’histoire de la philosophie. Et si l’on compare aujourd’hui ce que sont la science et la philosophie, le constat que la première est faite de savoirs cumulés, alors que la seconde n’a que peu engrangé au fil de son histoire, semble conforter cette idée. Pourquoi s’encombrer de toute cette érudition en rapport avec l’histoire de la philosophie ? Cette érudition ne barre-t-elle pas l’accès aux idées à tout un chacun ? Cette érudition ne fait-elle pas le jeu de ceux qui y puisent de quoi alimenter leur cuistrerie, sinon leur terrorisme ?

Il est un conseil - qui a pris l’allure d’une consigne, voire d’un slogan - et que l’on entend bien souvent : « ne nous prenons pas la tête ! » Et bien, si : prenons-nous la tête, au moins un moment. Acceptons de réfléchir à des questions complexes dont notre sommeil, notre pitance et nos voluptés prochaines ne dépendent pas directement. Acceptons donc de nous pencher un instant sur l’histoire de la philosophie, ne serait-ce que pour tenter de savoir ce que nos prédécesseurs pensaient de ces questions-là.

On a dit et redit depuis bien longtemps que la Grèce antique fut le berceau de la philosophie. Allons-y voir. Peut-être y trouvera-t-on ces fameuses questions complexes, telles qu’elles furent formulées pour la première fois, ce qui est loin d’être sans intérêt. Tentons de voir ce que veut dire philosopher, lorsqu’on emprunte cette voie.

Héraclite

À peine ce projet est-il arrêté que les difficultés surgissent. Et d’abord, qui consulter, qui lire ? Quel nom a ce premier philosophe qui déclencha les réflexions complexes dont nous parlons ? D’autant que nous n’avons rien dit jusqu’à présent de la nature de ces questions. Or, durant cette période qui va grosso modo du VIIe au IIIe siècle avant Jésus-Christ, plus d’un Grec a entamé des réflexions plus ou moins originales. Ainsi, qui de Thalès ou de Socrate a commencé à philosopher, si ce n’est pas un troisième ? Assurément, la démarche ne peut réussir du premier coup et il est indispensable de multiplier les tentatives en vue d’éclaircir l’objectif.

La tentative que je propose ici concerne Héraclite. Tentons de voir ce qu’a dit Héraclite, quelles questions il a agité, et pourquoi. Et considérons ce choix comme initialement arbitraire. La tentative permettra au moins de cerner quelques-unes des difficultés que cette recherche d’une pensée très ancienne pose et créera aussi l’occasion - du moins peut-on l’espérer - de mieux cerner ce que nous cherchons.

Ce choix fait, un nouvelle difficulté surgit : comment connaître la pensée d’Héraclite ? La question impose de rechercher quels sont les textes de lui dont on dispose. Or, nul ne l’ignore, il ne reste que des fragments, généralement très courts (un mot, parfois). Et ces fragments sont éparpillés dans les œuvres de ceux qui les ont cités, souvent de nombreux siècles après qu’ils aient été écrits. À quoi s’ajoute le fait que ceux-là qui le citèrent ne sont pas toujours disposés à l’approuver ou, s’ils le citent pour s’en prévaloir, ce peut être au mépris de ce qu’il voulait dire. Sur les 138 fragments identifiés par le Diels-Kranz (1), plus de vingt sortent des écrits de Clément d’Alexandrie, un peu moins de vingt de ceux d’Hippolyte et le même nombre de ceux de Plutarque, un peu plus de dix de ceux de Diogène Laërce et de ceux de Stobée, sept des œuvres d’Aristote et six de celles de Marc-Aurèle, pour ne citer que les sources les plus importantes. Voilà deux Pères de l’Église du début du IIIe siècle, Clément et Hippolyte, deux doxographes, un du début du IIIe siècle, Diogène Laërce, et un du Ve siècle, Stobée, deux philosophes, un Grec du IVe siècle avant Jésus-Christ, Aristote, et un Romain du IIe siècle, Marc-Aurèle, et enfin un penseur et historien du tournant des Ier et IIe siècles, Plutarque, de quoi mélanger les lectures et les interprétations d’une façon inextricable.

Conche

Marcel Conche a publié en 1986 une nouvelle traduction commentée des fragments d’Héraclite (2). Le travail qu’il a réalisé là est en tout point remarquable et je voudrais par conséquent en suivre les suggestions pour tenter d’approcher la pensée d’Héraclite. Mais un mot d’abord à propos de Conche lui-même.

Deux remarques me viennent à l’esprit à son sujet.

La première concerne la partition en deux de son œuvre. Il y a d’un côté ce qu’il a publié comme le fruit de son enseignement, notamment sur Montaigne, sur Héraclite, sur Anaximandre, sur Pyrrhon, sur Lucrèce, sur Parménide, etc. Et puis il y a ce qu’il a publié comme la conséquence de sa tardive notoriété, notamment ses Journaux étranges. Or, je pense que la deuxième partie de cette œuvre est aussi malaisée à replier sur la première que ne l’est le Nouveau Testament sur l’Ancien. Je n’ai guère envie de m’étendre sur cette partition qui doit probablement beaucoup à la célébrité et peut-être aussi à l’âge (3). Et je ne nie d’ailleurs pas l’intérêt que peuvent présenter ses derniers écrits ; simplement, je les comprends comme une rupture.

La deuxième remarque porte sur les nouvelles traductions d’œuvres grecques antiques qu’on lui doit et qui lui ont permis d’en proposer de nouvelles interprétations. On sait combien ces œuvres restent très indéchiffrables, notamment en raison de sources incertaines et d’irréductibles difficultés de traduction. Le mérite de Conche, c’est de nous en avoir offert une lecture cohérente, centrée notamment sur l’importance qu’a pu avoir pour les présocratiques l’idée du Tout, une lecture qui nous livre une pensée lointaine, étrange pour nous, donc apte à nous contraindre à réfléchir à nos propres limites. Mais en même temps, cette lecture s’appuie sur des constantes dont la pérennité tient à la pérennité des choses qu’elle évoque. L’homme est l’homme, toujours homme, et ce que les commencements nous apprennent n’est peut-être rien d’autre que cela. (4)

Le refus des comparaisons rapides

Il est fondamental, lorsqu’on aborde des textes anciens, de se garder des comparaisons hâtives. En quelque domaine que ce soit. Et la prudence recommande même de supposer que tout ce qui ressemble d’une manière ou d’une autre à une démarche familière soit regardé d’abord comme autre, différent, éloigné.

En ce qui concerne les présocratiques, un exemple de ce qu’il ne faut pas faire me vient à l’esprit, à savoir l’avant-propos du livre de Roland Omnès, Philosophie de la science contemporaine (5). Dans une sorte de parabole audacieuse, il y traite d’Héraclite, de Parménide, de Démocrite, et d’autres encore, comme si ce qui les avait préoccupés correspondait à ses propres questionnements sur le savoir, à la seule différence qu’il a l’avantage insigne d’en savoir beaucoup plus qu’eux. La dimension métaphysique des textes antiques est totalement ignorée et, en conséquence, leur interprétation donne lieu à d’énormes contresens. Juste un extrait de ces énormités qu’Omnès profère à propos de sa rencontre chez Hadès avec les âmes des philosophes antiques :
« Quelle assemblée !… rien que des philosophes, tous présocratiques, les plus avides de savoir qu’il y eut jamais…
“Sait-on la forme de la Terre ?”, demanda l’un. Je répondis que c’est une sphère, et Parménide se réjouit, tandis qu’Héraclite se renfrognait davantage. Il y eut alors tant de questions, pressantes, vives, que je ne puis me les rappeler toutes. Je répondis à Héraclite que le cosmos change sans cesse, mais qu’il eut une naissance, à Anaximandre que ce monde est infini, que l’homme est bien né d’autres créatures et qu’il n’y a qu’une seule vie en perpétuelle évolution, je décrivis à Leucippe les atomes et leurs emboîtements de particules. Pythagore s’entendit confirmer que tout est régi par le nombre et que les lois de la physis sont mathématiques.
» (6)
Objecter à Héraclite que le cosmos eut une naissance, voilà qui est pour le moins risible ! Voilà surtout, très précisément, le genre de comparaison des savoirs qu’il faut impérativement s’interdire.

La loi des contraires

Je ne suis pas très convaincu par les explications que Conche fournit dans l’“Introduction” quant à l’ordre dans lequel il présente les fragments. Voici ce qu’il dit :
« Nous avons laissé complètement de côté l’idée de reproduire plus ou moins exactement la disposition originelle des fragments. L’ordre suivi n’est pas non plus celui dans lequel nous exposerions le système. Il s’agit de l’ordre même de notre recherche et de notre analyse, celui qui nous permettait d’avancer de la manière la plus méthodique dans l’intelligence des fragments. Les notions et les textes les plus aisés à entendre viennent d’abord, les notions difficiles n’apparaissent que plus tard : la notion de “feu” avec le fragment 80 (B 30), la notion d’“âme” avec le fragment 75 (B 107), puis le fragment 94 (B 36) et les suivants. L’ordre adopté peut être dit “phénoménologique” : l’entendement suit le chemin par lequel entrer le plus sûrement, prudemment, et progressivement, dans les profondeurs du système ; il s’agit d’une sorte de phénoménologie de l’intelligence du texte. » (p. 13)
Entre l’ordre de la recherche et ce qu’il appelle un ordre “phénoménologique”, j’incline à croire qu’il ne peut y avoir coïncidence. Lecture faite de son livre, il me semble que Conche a tout simplement choisi de présenter les fragments dans un ordre qui va des notions qui lui semblent les plus importantes vers celles qui n’en seraient que les conséquences. L’important se trouve donc dans les premiers fragments analysés.

Le point central, me semble-t-il, de la pensée d’Héraclite, telle que Marcel Conche la comprend, c’est la loi des contraires.
« Héraclite, considérant chaque chose, ἒϰαστον, scinde le tout qu’elle est, la décompose en ses aspects contraires. En donnant aux hommes la connaissance de la nature de toutes choses, du jour et de la nuit, de l’hiver et de l’été, comme de la paix et de la guerre, du juste et de l’injuste, du bien et du mal, il fonde pour eux une nouvelle maîtrise sur les choses et sur eux-mêmes, une nouvelle stratégie de la vie sensée, maîtrise fondée sur la connaissance des choses telles qu’elles ont été, sont et seront toujours (toujours semblables quoique toujours autres), nullement comme celle issue de l’art de la divination ou de la prévision scientifique moderne, sur la connaissance de l’avenir. Pour Héraclite, toutes les données du problème de l’existence sont déjà là, et il ne s’agit pas de connaître ce qui arrivera - tel ou tel événement -, mais bien plutôt d’être celui pour qui rien d’important ne peut arriver. La loi de l’unité des contraires, selon laquelle arrive tout ce qui arrive, est là toujours, et avec elle le négatif ne peut manquer de revenir, de se reproduire toujours. Devant la loi éternelle de la nature, et le temps qui dissocie les contraires (d’abord la nuit, puis le jour), mais pour, indéfiniment, les associer, puisqu’ils sont indissociables, l’impuissance de l’homme est absolue. De cette loi, pourtant, il faut prendre conscience, sous peine de passer sa vie dans l’illusion - l’illusion qu’un autre monde serait possible, dans un avenir ou un ailleurs -, illusion résultant elle-même de ce que l’on ne vit que dans son monde, sans voir le monde. Or, si les hommes ne prennent pas conscience de cette loi, il reste qu’ils la mettent toujours déjà en application dans leurs actions, du moins dans leurs actions efficaces, car si tel n’était pas le cas, leurs actions ne produirait rien, puisque rien ne peut arriver que selon cette loi. » (pp. 39-40)

Il importe de mesurer ce que cette conception des choses peut avoir d’étrange pour nous qui vivons dans un monde social totalement forgé sur l’idée d’un lendemain meilleur. Et c’est précisément là le type d’étrange qui peut nous aider à réfléchir au sens, à commencer par celui qui nous semble évident et dont il est intellectuellement utile de nous déprendre. Bien sûr, de nombreuses objections peuvent nous venir en tête. Mais nombreuses sont celles auxquelles la lecture du livre de Marcel Conche apporte des réponses.

Il importe également de mesurer ici combien l’introduction à des idées philosophiques anciennes, très anciennes, confère à notre exercice de la pensée philosophique une dimension que la meilleure des réflexions spontanées ne peut aucunement atteindre.

La vérité

Prolongeons un peu l’exploration de l’analyse que Marcel Conche fait des fragments. Et prolongeons-la du côté de ce concept effrayant de vérité.
« Des actes, revenons maintenant à la parole et aux paroles, ἒπος, ἒπεα. Les hommes appliquent la loi des contraires dans leurs actions (actions quotidiennes, pratique des métiers, arts, politique...), pour autant du moins qu’elles ont de l’efficacité et de la réussite, mais ils l’appliquent dans l’inconscience : ils ne savent pas ce qu’ils font. Or une telle conscience de l’action ne peut se développer qu’au niveau du langage : le rôle de la parole est précisément d’apporter à l’homme la conscience, l’intelligence de ce qu’il fait. Mais ce n’est pas là ce que fait la parole humaine commune : elle ignore la loi des contraires, les tient séparés l’un de l’autre. Elle manque donc essentiellement sa fin. Car, alors que l’action peut atteindre sa fin dans l’inconscience de ses lois et l’atteint souvent (Héraclite ne prétend nullement, en effet, que les hommes, parce qu’ils vivent dans l’ignorance du logos, échouent dans toutes leurs entreprises, comme de cuisiner, de bâtir, etc. ; il ne prétend pas que les femmes d’Ephèse se maquillent mal !), la parole ne peut atteindre sa fin, qui est de ne pas égarer les hommes, de faire venir à la lumière, de délivrer la vérité, qu’en explicitant celle-ci, non en la tenant cachée. Il tient à la nature même de la parole de ne pouvoir accomplir son œuvre propre dans l’inconscience. Elle ne peut respecter la vérité à moins de rendre la vérité consciente, d’être parole de vérité, de dire la vérité. Or la parole humaine commune s’établit sur le fond de la non-vérité, c’est-à-dire de la non-reconnaissance de la loi fondamentale de l’unité des contraires, non que cette loi soit niée explicitement, car, pour être niée, il faudrait qu’elle soit connue, mais elle l’est implicitement par le fait de tenir toujours, dans tous les discours qui participent de l’ignorance commune, les contraires séparés l’un de l’autre. De même que les arts et les métiers viennent dans le prolongement des occupations quotidiennes, de même c’est sur le fond de la parole humaine commune que s’établissent les discours unilatéraux qui voudraient, dans l’opposition réelle, exclure l’un des pôles, affirmant que l’on peut avoir l’un des deux sans l’autre : le beau sans le laid, le juste sans l’injuste, l’égalité sans l’inégalité, la paix sans la guerre, la vie sans la mort, le bonheur sans le malheur, le bien sans le mal. Les hommes voudraient supprimer le mal, ne plus laisser que le bien, ne voyant pas que “le bien et le mal sont un”, selon le mot héraclitéen d’Hippolyte (IX, 10). Ils ne voient pas l’indissociabilité du juste et de l’injuste, alors que, sans les choses injustes, on ne connaîtrait de la justice pas même le nom [...]. Ou encore, ils voudraient, selon le souhait du Poète (Il., XVIII, 107), supprimer l’ἒρις, la rivalité entre les hommes comme entre les dieux [...], réaliser l’universelle non-rivalité, ne voyant pas que dans la paix universelle s’abolirait la vie [...]. » (pp. 44-45)

Les dormeurs

Une dernière chose, parmi tant d’autres qui mériteraient d’être signalées : Héraclite estime qu’il n’est possible de dire la vérité qu’en se tenant aussi éloigné que possible de la doxa. Ceux-là qui se laissent dominer par la doxa sont les dormeurs. Le fragment 12 (75 chez Diels-Kranz), que l’on trouve chez Marc-Aurèle (Pensées, VI, 42) énonce :
« Les dormeurs sont ouvriers et co-ouvriers de ce qui se fait dans le monde. »
Ce que Marcel Conche commente notamment comme suit :
« Les dormeurs parlent et agissent, tout en ne parlant pas, ne connaissant pas, les lois de leur agir. Les hommes (les endormis), quels que soient leurs langages si divers, dés-unissent les contraires ; mais leur action, pour autant qu’elle est efficace, aboutit à un résultat, se conforme à la loi de l’unité, de la co-appartenance des contraires : en effet, ceux qui œuvrent à quelque chose, qui ont la maîtrise d’un art quelconque, sont capables, bien qu’ignorants du logos, de réussite pratique. Ainsi ce qu’ils disent retarde sur ce qu’ils font. Les rêves éveillés des éveillés dormeurs sont leurs croyances superstitieuses, leurs religions, leurs morales, leurs utopies politiques ou autres, tout ce qui les retient dans leurs mondes fictifs et leur barre l’accès au monde réel (sans adjonction humaine). Dans ces mondes, ils vivent, réfléchissent, parlent. Toutefois leur action, elle, dans la mesure où elle est agissante, opère selon des lois universelles. Ainsi ils attribuent leurs réussites à la magie ou à leurs dieux, mais, dans leur pratique effective, ni la magie ni la religion ne sont intervenues. Ou bien ils souhaitent, comme le héros homérique (Il., XVIII, 107), la paix universelle, mais, dans la pratique, ils luttent pour que “triomphent” leurs idées - et pour qu’il y ait des vaincus. Ou encore : “il faut faire le bien, éviter le mal”, dit leur discours moral ; mais, dans la pratique, ils unissent le bien et le mal, car ils ne parviennent pas à réaliser seulement l’un - sans l’autre. Ainsi les dormeurs agissent, mais autrement qu’ils ne le pensent. Par exemple, ils ont préparé la guerre en se disant qu’ils voulaient la paix, mais le résultat réel a été la perpétuation de la guerre. » (pp. 70-71)

N’y a-t-il pas là de quoi approfondir nos réflexions, les soumettre en tout cas à des réfutations que les discours d’aujourd’hui ignorent ? Pensons à ce concept de nature qui, depuis quelques dizaines d’années, a acquis dans l’argumentation morale une telle importance et qui, pourtant, néglige tant ce que la pensée antique peut nous en apprendre.

(1) On doit à Hermann Diels (1848-1922) et Walther Kranz (1884-1960) une identification méthodique des fragments qui est devenue la référence la plus couramment utilisée. Ce qui ne les met pas à l’abri des critiques d’autres philologues quant à la justesse de leur traduction (cf. par exemple sur la question Jean Bollack, Empédocle, II Les Origines. Édition et traduction des fragments et des témoignages, Éd. de Minuit, 1969, plus particulièrement pp. XII-XIII).
(2) Marcel Conche, Héraclite. Fragments, PUF, 5e éd., 2011 [1986].
(3) Roland Jaccard en a parlé comme d’une aimable aventure (cf. cet article). Elle ne me semble guère traduire les formes de sagesse que Conche défendit dans ses travaux antérieurs.
(4) Parmi les éléments les plus essentiels à ce que Marcel Conche regarde comme philosopher, il y a une conception de la philosophie qui renvoie le management - la préoccupation de bien organiser et conduire les affaires et les entreprises - vers le dérisoire, vers le commun, vers ce qu’il appelle le particulier, somme toute vers ce que Pascal appelle lui le divertissement. Tant et si bien que, si l’on philosophe devant des managers ou des candidats managers, on ne peut qu’oublier totalement le management ; et si l’on se préoccupe de management devant les mêmes, on ne peut que déserter la philosophie. Pourquoi ainsi évoquer le management ? Depuis nombre d’années déjà, on voit se créer et prospérer des associations qui offrent aux managers et aux candidats managers des formations et des débats sensés apporter des réponses puisées dans l’arsenal philosophique aux questions que suscitent les méthodes d’organisation de la conduite des affaires et des entreprises. On pourrait ranger ce phénomène parmi les nombreux usages abusifs de la science et, plus généralement, de la pensée rigoureuse, et passer à autre chose. J’ai personnellement des raisons de m’y attarder un moment. D’abord parce qu’un de mes amis s’est engagé corps et âme dans cette activité et persiste à rester insensible - c’est évidemment son droit - aux objections que j’y ai opposées à maintes reprises (mon blog est cité sur le site de l’association qu’il anime et reçoit des éloges que l’amitié explique très certainement ; l’incompréhension de mes objections s’y mesure pourtant, notamment à ces mots étonnants adressés aux thèmes que je traite : « Les questions qu'il pose, les livres qu'il commente, les opinions qu'il émet, sont souvent proches des préoccupations [de l’association] »). Mais aussi et surtout parce que cet ami a manifesté depuis plus de dix ans un très vif intérêt à l’égard de Marcel Conche sans voir ce qui, dans les analyses de celui-ci, pouvait ruiner le projet de mettre la philosophie au service du management. Il n’est pas le seul. Étrangement, André Comte-Sponville - élève de Conche - suscite la même interrogation. Avec cette circonstance très aggravante qu’il est philosophe - mais l’est-il toujours ? - et agit dans le cadre d’associations d’aide et de formation au management en cette qualité (pour exhiber le dévoiement de la philosophie dans la bouche de celui qui s’affirme philosophe, un seul exemple suffira et on le trouvera dans cette vidéo). Il y a évidemment dans l’intérêt que les managers - et plus généralement le monde de l’entreprise - portent à la philosophie une stratégie en grande partie non consciente qui mérite d’être élucidée. Mais, si l’on se contente de prendre les organisateurs et les formateurs au mot, et si l’on se penche sur l’œuvre de Marcel Conche, force est de constater que ce qu’on y trouve révoque l’idée même d’une philosophie apte à améliorer le management.
(5) Roland Omnès, Philosophie de la science contemporaine, Gallimard, Folio, 1994, pp. 15-27.
(6) Roland Omnès, Op. cit., p. 15.

Autre note sur Marcel Conche :
Pyrrhon ou l’apparence
Marcel Conche est mort

5 commentaires:

  1. Commentaire 1/2

    Permettez-moi de partager ici quelques réflexions suite aux remarques de Jean dans sa note de bas de page (4) sur l’association Philosophie & Management que je dirige depuis quelques années (www.philoma.org; fondée il y a 10 ans par Luc de Brabandère et Rodolphe de Borchgrave).

    1. Je suis bien d’accord avec Jean que la conception de la philosophie de Marcel Conche renvoie le management vers le dérisoire, le divertissement. Face aux questions qu’aborde Conche (tel l’infini ou la présence de la Nature), on ne peut en effet qu’être d’accord avec lui.

    2. Je suis également d’accord avec Jean qu’il y a aujourd’hui floraison d’associations qui « abusent » de la philosophie en prétendant puiser dans son arsenal des réponses aux questions que suscitent les méthodes d’organisation et de gestion des entreprises. Je crains cependant que cela ne soit un phénomène ni nouveau ni limité au domaine du management.

    3. Je suis enfin d’accord avec Jean que les 5 premières minutes au moins de l’intervention d’André Comte-Sponville sont préoccupantes à plus d’un titre, entre autres parce qu’il y réduit le management à « faire travailler les autres ». C’est un peu court. Je ne suis pas allé plus loin et ne me permets donc pas de commenter plus.

    4. Là où je ne suis pas d’accord avec Jean, c’est lorsqu’il écrit que le but de notre association est de « mettre la philosophie au service du management ». Ce n’est assurément pas notre but, même si nous pensons qu’un dialogue entre philosophes et non-philosophes (managers ou non) sur des questions liées au management puisse être plus bénéfiques aux seconds qu’aux premiers. En effet, si nous pensons que les philosophes puissent trouver un quelconque intérêt à rencontrer des personnes avec une expérience de gestion pratique, nous sommes convaincus que ce type de dialogue peut surtout aider les non-philosophes à prendre conscience de certains impensés, préjugés,… et que cette prise de conscience peut les amener à modifier, à changer radicalement ou à la marge selon les cas, leurs pratiques managériales (pour plus de détails, voir notre mission). Prenons un exemple concret parmi tant d’autres : François Jullien, philosophe et sinologue, a présenté à plusieurs reprises son « Traité de l’efficacité » aux participants à nos séminaires. Il me semble difficile de contester que le livre de François Jullien soit un ouvrage de philosophie, bien qu’il aborde des questions qui touchent au « management » pris au sens large ou en tout cas qui peuvent intéresser directement des « managers » aux niveaux de leurs pratiques quotidiennes : Qu’est-ce que l’efficacité ? En quoi notre conception téléologique de l’efficacité, héritée de la Grèce antique se distingue-t-elle de la conception chinoise de l’efficacité (qui tente de laisser s’imposer l’effet, plutôt que de l’imposer) ? Dans mon chef, ce dialogue avec François Jullien et la lecture de son livre m’a permis de mieux prendre conscience des limites et des dérives de la mise en place de tableaux de bords prospectifs, de batteries d’indicateurs de performance,… et d’avoir une vision plus riche et plus nuancée de ce que sont/peuvent être la stratégie et l’efficacité. Ce sont là probablement des effets dérisoires sur des problématiques dérisoires, me direz-vous, mais enfin, en ce qui me concerne, j’estime que ce n’est déjà pas si mal. Pour être précis, notez également que nous ne prétendons pas « philosopher » durant nos séminaires : nous faisons simplement dialoguer des philosophes avec des non-philosophes et nous y trouvons beaucoup de plaisir, tout simplement.

    5. Je ne suis dès lors...

    (suite : voir autre commentaire 2/2)

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  2. Commentaire 2/2

    5. Je ne suis dès lors pas non plus d’accord avec Jean lorsqu’il écrit que « [je refuse de] voir ce qui, dans les analyses de [Marcel Conche], pouvait ruiner le projet de mettre la philosophie au service du management ». Tout d’abord parce que je pense voir très bien cela, ensuite parce que je ne cherche pas à mettre la philosophie, et encore moins celle de Marcel Conche, au service de quoi que ce soit, et sûrement pas du management. Je tiens cependant à souligner que la conception de Marcel Conche d’une Nature infinie dans le temps et dans l’espace a profondément changé ma vision du « monde » et a, par là-même, induit chez moi des changements importants dans ma façon penser le management et dans ma façon de gérer au quotidien. Je ne pense cependant pas que, ce faisant, on puisse dire que j’ai « mis la philosophie de Marcel Conche au service du management ».

    Sur ce, je vous serai gré, cher Jean ou tout autre lecteur de son blog, de me signaler, sur base de ce qui est écrit ci-dessus ou sur base de ce que nous publions sur notre site web (www.philoma.org), toute erreur de raisonnement de ma part sur ces points en m’écrivant à ledoux.laurent@gmail.com.

    Merci d’avance.

    Laurent Ledoux
    +32 478 62 14 20

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    1. Tu réclames sans cesse, cher Laurent, l’argument qui indiquera la faille dans tes raisonnements, un peu à la manière de ces théologiens convaincus de l’inaltérabilité de leurs scolies. Mais l’affaire n’est sans doute pas qu’une question de rhétorique.
      Supposons qu’existent des classes sociales - ainsi qu’on l’affirmait plus volontiers il y a trente ou quarante ans d’ici -, et que ton discours, induit inconsciemment (tu ne révoques pas l’inconscience) par l’une d’entre elles, te fasse prendre la partie pour le tout, à la façon dont les théologiens croient pouvoir induire Dieu du monde ; alors, l’impeccabilité de ta posture vaudrait celle du bourgeois, incapable de comprendre les intérêts du gueux. En ce qu’il dirige, le manager ne peut comprendre complètement le subalterne.
      Ne lui reste-t-il pas la faculté de se dépouiller - fût-ce très provisoirement - de sa tunique de manager s’il veut philosopher ?

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    2. Je viens de plonger récemment dans la découverte d'Héraclite.

      Entre philosophie et management, il y a bien le travail. Ainsi je vous invite à écouter cette émission sur France Culture, intitulée : "La valeur travail est-elle toujours valable ?" afin de pouvoir affiner vos visions respectives.

      Cordialement.

      http://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre-dete/la-valeur-travail-est-elle-toujours-valable

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    3. Ce débat, qui a réuni le 24 août dernier autour d’Émilie Chaudet Nicolas Chaignot Delage, Olivier Cousin et Bernard Friot, portait principalement sur la pénibilité du travail et sur la légitimité du lien de subordination que subit le plus souvent le travailleur. Que certaines formes de management puissent selon certains atténuer désagrément et domination, voilà qui mériterait effectivement d’être testé. Mais cette question n’a pas été abordée.
      Merci pour votre commentaire et pour votre suggestion d’écoute.

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